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Quel est le meilleur outil entre une pince et un marteau ? Et bien, tout dépend de ce dont on a besoin.
Il en va de même avec la littérature numismatique.
Si on est un amateur (dans le sens le plus noble du terme, à prononcer avec un accent anglais) désireux de comprendre la numismatique, dans ses aspects historiques, techniques, économiques, en lien avec une collection ou pas (donc finalement, tout le monde à un certain moment), il est important de lire les livres numismatiques de « culture générale » présentés en première partie.
Si on est un collectionneur désireux d’étudier et d’approfondir une période, reconnaître des raretés ou d’éviter de sur-payer des monnaies, un érudit préparant une étude, il est indispensable d’être familier des ouvrages les plus spécialisés, tels que présentés dans la deuxième partie.
Si on est un professionnel consciencieux, désireux de conseiller correctement ses clients, les ouvrages généralistes de la première partie sont vivement recommandés. Mais pour identifier convenablement les monnaies en vente, les estimer au mieux, les ouvrages spécialisés de la deuxième partie sont indispensables.
Tous les ouvrages cités apparaissent sur la page de la bibliothèque idéale.
Sommaire
PLAIDOYER POUR UNE CULTURE GÉNÉRALE NUMISMATIQUE, par Maxime Cambreling
LIMITES & DANGERS DES LIVRES GÉNÉRALISTES, par Cédric Wolkow
plaidoyer pour une culture générale numismatique
Quand on se lance dans la numismatique, on décide rarement d’avoir un peu de tout.
On se spécialise très vite dans un domaine plus ou moins pointu (les monnaies de Consécration, l’atelier de Lyon, de Londres ou, pire, Rome sous Gallien, les monnaies de Gordien III…)
En effet, avec 1707 références républicaines sur le CRRO et 41703 références impériales pour l’OCRE , on réalise vite qu’on ne peut pas collectionner toutes les monnaies romaines.
D’ailleurs, même les collections du British Museum, du Cabinet des Médailles de Paris, de Vienne, de Bruxelles ou de l’ANS sont loin de réunir toutes les références. C’est souvent ce qui nous motive : trouver des monnaies rares, absentes des grandes collections.
Alors on développe sa bibliothèque de livres numismatiques autour d’une période, on cible des acquisitions cohérentes, on devient un spécialiste et on ne s’étonne plus de trouver dans sa bibliothèque un tiré à part au titre programmatique : « BASTIEN P., in Mélanges de Travaux offerts à Me. J. Tricou « Une énigme de la numismatique romaine, les folles S|F / K|Δ / PTR et S|F / K|ϛ / PTR », 1972″ !
Mais je reste persuadé qu’il est salutaire de lever un peu le nez du guidon et regarder l’ensemble du paysage.
Laissez-moi vous expliquer pourquoi il peut être utile et fécond de lire des livres numismatiques généralistes.
Comprendre les grands mouvements de l’histoire monétaire de Rome
Quand j’ai commencé la numismatique, c’est la Tétrarchie qui m’a d’abord intéressé. J’ai lu sur la réforme monétaire de Dioclétien (Callu, Bastien…), pour comprendre les réductions pondérales. Mais pour saisir les enjeux d’une réforme monétaire, il a fallu comprendre ce qui l’avait rendue nécessaire, ce qui m’a fait remonter le IIIè siècle : l’aurelianus, l’antoninien…
Et de proche en proche, j’ai voulu comprendre le système monétaire impérial. Puis celui de la République.
Ma vision élargie, j’ai mieux compris la Tétrarchie. En prenant du recul face au tableau, on voit mieux ce qu’il représente.
Pour avoir cette vue d’ensemble, j’ai d’abord lu DEPEYROT G, Le Bas Empire romain, économie et numismatique (284-491), Paris, 1987, grâce à qui j’ai mieux compris les crises monétaires du IIIe au Ve siècles.
J’ai complété avec BURNETT A., La Numismatique romaine, de la République au Haut-Empire, 1988, qui m’a expliqué clairement le système de l’Empire, mais surtout m’a fait découvrir la naissance du phénomène monétaire à Rome, qui m’a passionnée.
Plus tard, voulant comprendre pourquoi était née la monnaie romaine, au contact des Grecs, c’est AMANDRY M (dir), La Monnaie antique, Paris 2017 qui m’a, avec un immense sérieux et une grande clarté, présenté les grands mouvements de l’histoire monétaire antique.
Enfin, c’est DOYEN J.-M., Pour une anthropologie de la monnaie. Réflexions sur l’enseignement de la numismatique en France, Bruxelles, 2021 qui a nourri ma réflexion en replaçant la numismatique dans un contexte anthropologique et présentant une réflexion sur l’objet monétaire et les raisons de faire de la numismatique.
Plus récemment encore, GRAU D., La Mémoire numismatique de l’Empire romain, Paris, 2022, en croisant l’Histoire, les sources littéraires et les monnaies de la République à l’Antiquité tardive, a initié chez moi une réflexion sur la monnaie comme objet culturel, vecteur d’une mémoire consciente et inconsciente, traversant les siècles. Alors il faut ici parvenir à surmonter un lecture souvent fastidieuse : l’auteur tourne parfois en rond, ses tics de langage peuvent exaspérer et des coquilles piquent les yeux. Mais cette façon de faire de la numismatique est trop rare et trop intéressante pour qu’on puisse s’en priver.
Ces cinq ouvrages m’ont permis de comprendre les raisons de l’apparition de la monnaie, les enjeux de son fonctionnement et les effets des réformes nécessaires. Avoir les idées claires à ce sujet, c’est important pour comprendre en profondeur la numismatique et la remettre en contexte, dans une grande histoire culturelle à laquelle participerait la monnaie.
Du Bas-Empire au monde romain puis à l’Antiquité et enfin dans le cadre d’une réflexion encore plus large, c’est en étant de plus en plus généraliste (mais avec un haut niveau scientifique du contenu) qu’on approfondit sa compréhension des monnaies.
Comprendre les techniques de fabrication
En collectionnant les monnaies, on se demande immanquablement comment elles ont été fabriquées. On est fasciné par le niveau des détails, on s’interroge sur l’argenture, on est dubitatif face aux incuses.
On cherche alors à comprendre. Mais ce sont des livres numismatiques généralistes encore une fois qui peuvent répondre à nos questions.
En plus du Burnett mentionné plus haut, d’autres ouvrages m’ont guidé dans la compréhension des techniques, complexes, de fabrication des monnaies romaines.
Le catalogue de l’exposition à la Monnaie de Paris tenue en 1971, Les Graveurs d’acier et la médaille de l’Antiquité à nos jours m’a apporté de précieuses informations et permis une mise en perspective historique, tout comme LENORMAND F, Monnaies et médailles, Paris, 1890, qui date, mais se penche de façon synthétique sur les chefs-d’œuvre de la numismatique antique et aborde les questions techniques.
Le plus accessible et actuel reste néanmoins DEPEYROT G, Numismatique antique et médiévale en Occident, Paris, 2002, dont le titre des parties annonce le programme : la frappe, la métrologie, les analyses et la caractéroscopie, la circulation monétaire, l’économie, la propagande, quel avenir?
Ce sont ces livres numismatiques, généralistes et qui proposent de prendre du recul, qui permettent de comprendre la fabrication des monnaies, mais également de mesurer à quel point beaucoup nous reste à découvrir. Prendre du recul, c’est réaliser que le tableau d’ensemble a des lacunes. On peut ainsi finalement garder les pieds sur terre et rester modeste. C’est aussi donner des pistes d’étude auxquelles on ne pense pas nécessairement quand on reste focalisé sur un domaine spécialisé.
Avoir des références visuelles : se faire l’œil
Enfin, ces ouvrages généraux, s’ils sont sont parfois scientifiquement dépassés ou contestables, constituent un immense répertoire de monnaies, souvent illustrées, qu’il est agréable et utile de consulter.
Ne serait-ce que pour se “faire l’œil”. En effet, si un de mes premiers livres de numismatique fut PRIEUR, SCHMITT. Les Monnaies romaines, Paris, 2004, j’ai vite vu ses limites : c’est à la base un catalogue de vente. Néanmoins, je l’ai feuilleté, lu, parcouru de nombreuses fois avec grand profit. Ses nombreuses illustrations des monnaies présentées m’ont permis de me constituer un répertoire visuel qui oriente mes premières impressions face à une monnaie : quelle époque, quel module, quel empereur, quel atelier… ?
De la même façon, SUTHERLAND CHV, Monnaies romaines, Fribourg, 1974, présente, avec un texte très intéressant pour commencer en numismatique romaine, de nombreuses et magnifiques photos très largement agrandies, permettant d’admirer ces objets comme les œuvres d’art qu’elles sont.
Pour finir, DEPEYROT G, Monnaies romaines, histoire et vie d’un empire, 2014, propose une formidable approche iconographique, où les monnaies sont présentées pour leurs images, avec des explications sur leur signification. Ce livre permet une compréhension des iconographies et nous guide jusqu’à une compréhension profonde de la signification d’une monnaie et de son message.
De la même façon, les volumes du Roman Imperial Coinage, du Cohen, des RCV de Sear, s’ils sont incomplets, contestables, permettent (et ils sont les seuls avec cette ambition) de balayer l’ensemble des monnaies romaines impériales et de mesurer quels modules, quels types, quels styles sont répandus à chaque époque.
Ces livres, à lire, relire, feuilleter pour s’en imprégner, sont des indispensables pour se forger une culture visuelle et comprendre la monnaie romaine, dans l’évolution de ses styles, dans les idiosyncrasies de ses ateliers, dans les caractéristiques de ses modules, dans la puissance et la finesse de ses artistes.
Pour conclure
Avec cette dizaine d’ouvrages, on a déjà une belle bibliothèque. Mais surtout, on a une vision globale des monnaies romaines qui nourrit la réflexion, la compréhension et le regard. C’est grâce à ça qu’on peut être un spécialiste ou un amateur, capable d’identifier, d’apprécier, de discuter (et aussi de dénicher une rareté cachée parmi des drouilles).
Bref, je n’inciterai jamais assez à se constituer ainsi une culture générale numismatique. Car c’est ainsi que la collection a du sens.
Maxime Cambreling, numismate touche-à-tout et spécialiste en rien
LIMITES & DANGERS DES LIVRES GÉNÉRALISTES,
Si les livres numismatiques généralistes sont conçus pour fournir une vue d’ensemble et couvrir un large éventail de sujets, tels que l’histoire des monnaies, leur production, leur circulation et leur valeur marchande sont-ils les mieux placés pour fournir les bonnes informations lorsqu’on atteint un niveau supérieur à celui de débutant ? Si Prof. Cambreling nous fait l’éloge de livres numismatiques généralistes pour se forger une culture numismatique, qu’en est-il des catalogues de classement trop généraliste comme le R.I.C. ou encore les volumes du Roman Coins and their Value ?
Erreur #1: Ne pas être en mesure de distinguer les variétés & la rareté
Les livres numismatiques généralistes vont fournir une vue d’ensemble des monnaies frappées dans une région ou une période donnée, mais ils ne vont pas souvent en profondeur sur toutes les variétés que l’on rencontre sur un même type.
Prenons l’exemple des bustes sur les monnaies romaines, qui est sans doute l’exemple le plus probant. Étant spécialiste du règne personnel de Gallien je ne peux que commencer par un bel exemple de ce monnayage.
Concernant cette monnaie (antoninien de Gallien frappé à Rome) décrite comme ceci :
A/ GALLIENVS AVG
R/ VICTORIA AVG III / T à gauche
Le R.I.C. nous donne :
n° 305 | existe avec 4 bustes différent | commun
Le R.C.V. nous donne :
n° 2899 | pas de détail de buste | Cote 9 £
En réalité, en consultant les ouvrages spécialisés sur cette période, on s’aperçoit qu’avec ce buste, cette monnaie n’est pas répertoriée dans le MIR de Goebl et que cet exemplaire, qui sera dans le dernier volume de ma série consacrée à Gallien est pour l’instant le seul connu.
Pour Gallien à Rome, une cinquantaine de bustes différents existe. Le RIC en dénombre moins que les doigts de vos deux mains même si vous avez eu un accident de scie sauteuse !
Vous pouvez consulter le mode d’emploi de mes catalogues spécialisés où un exemple similaire y est décrit en détail.
Je peux aussi prendre l’exemple de ce magnifique As de Marc Aurèle en tant que césar.
Si j’ouvre le Ric il porte le numéro 1266 avec noté « parfois un pan de draperie sur l’épaule ». Mais quelle est la fréquence de rareté de ce pan de draperie ?
En ouvrant ensuite le BMC (qui reste généraliste mais beaucoup moins que le RIC) je ne vois qu’un seul exemplaire qui renvoie à une vente de 1923.
Il faudra donc poursuivre les recherche en ouvrant tous les inventaires de trésors et d’autres livres un peu plus spécialisés sur le monnayage de Marc-Aurèle pour connaitre la rareté véritable de cet AS, mais rien que l’ouverture du B.M.C. nous a permit de voir que la rareté R.I.C. était erronée.
Bien entendu, des exemples de ce style sont innombrables et transposables à tous les monnayages : antique, féodal, royal…. Seul un livre spécialisé sur un empereur, une période ou encore un atelier, par exemple, sera fiable.
Erreur #2: Ne pas être en mesure d’évaluer la valeur d’une pièce
Nous venons de le voir. Les livres numismatiques généralistes peuvent donner une idée générale de la valeur marchande des pièces, mais ils ne peuvent pas fournir une évaluation précise de la rareté d’une pièce particulière. Les numismates qui se réfèrent uniquement aux livres numismatiques généralistes vont sous-estimer ou surestimer la rareté d’une pièce, ce qui va entrainer obligatoirement entraîner des erreurs dans la fixation des prix.
Pour l’histoire, la monnaie de Gallien (VICTORIA AVG) qui faisait office d’exemple dans le chapitre précédent à été acheté 8 € avec facture à un numismate professionnel qui ne se sert que de livres généralistes.
Erreur #3: Ne pas être en mesure de comprendre l’histoire derrière une pièce
Un catalogue généraliste ne laissera que très peu de place à l’histoire qui se cache derrière la monnaie, comme celle de l’empereur qui l’a fait frapper, ou l’histoire des ateliers pendant ce règne alors qu’en principe un livre spécialisé traitera en détails toutes ses parties.
Prenons le livre sur l’empereur Alexandre (Domitius Alexander), 170 pages contre 2,5 dans le R.I.C. Quel livre sera donc le plus complet ?
Les inventaires de trésors
J’inclus dans les livres spécialisés tous les catalogues de trésors qui seront souvent d’accompagnés d’analyses extrêmement précises ET scientifiques.
En bonus de ces analyses on trouvera des inventaires qui à eux seuls peuvent servir d’indices de rareté plus que fiables. Je peux prendre comme exemple rapide l’antoninien de Postume au revers Mars Victor qui apparait seulement à 2 ex. dans le trésor de Cunetio alors qu’il passera pour complètement commun au premier coup d’œil.
Ces catalogues servent souvent aussi à noter d’énormissimes erreurs au sein des livres généralistes, comme par exemple l’antilope à gauche illustrée ici, que l’on retrouve dans Cunetio avec le n° 1344 (240 exemplaires) mais pourtant noté Ric n° Cf. 181 donc absent du Ric qui a englobé cette référence avec les gazelles.
Vous avez un lien ?
F. de Callataÿ, qui est un spécialiste de ces questions, estime que l’on publie par an plus de 50.000 pages de numismatique (tous domaines confondus). Internet doit référencer moins d’1% de tout ce qui est écrit. Il est donc inutile de se baser uniquement sur le web (ou des livres trop généralistes) pour trouver certaines références.
La question (plus que redondante chez le collectionneur) « vous avez un lien ? » devient donc par extension complètement caduque (voire humoristique) quand on connait un tant soit peu la numismatique.
Pour conclure
Sans remettre en cause l’utilité des livres numismatiques généralistes utiles pour comprendre la numismatique dans son ensemble (ils seront de toute façon nécessaires rien que pour leurs numérotations puisque celles-ci sont reprises par la majorité des numismates), les livres spécialisés deviennent indispensables dès qu’on veut explorer un sujet en particulier et en profondeur ou que l’on est un (vrai) professionnel.
Les livres numismatiques spécialisés sont donc extrêmement nombreux et si j’essaie d’en lister un tout petit nombre concernant l’antiquité en bibliographie, les livres spécialisés existent pour tous les monnayages (voir par exemple l’excellente série des Monete Italiane Regionale pour le monnaies féodales italiennes, ou la série de mes éditions sur les monnaies de Franche-Comté).
Il est par ailleurs important de signaler dans cette rubrique que l’on rencontre souvent des prix déraisonnables pour des livres que des légendes urbaines font passer pour épuisés. A chaque bourse je rencontre par exemple des exemplaires hors de prix du « Dumas-Dubourg, Le monnayage des ducs de Bourgogne » alors que le livre est encore disponible chez l’éditeur.
Bien entendu, même à prix normaux le budget devient extrêmement important si on étudie plusieurs périodes mais un livre spécialisé pourra parfois être rapidement amorti avec une seule monnaies rare dénichée en bourse chez un vendeur qui travaille sans livre sérieux (est-il d’ailleurs lui même sérieux ?).
À vous de jouer donc pour les chercher, les choisir et bien savoir les amortir.
Cédric Wolkow, spécialiste de Gallien et du IIIe siècle [et c’est déjà pas mal]
***
PS : Nous passons volontairement sous silence dans cet article certaines catégories de littérature numismatique comme les revues scientifiques, les thèses, les livres sur la circulation monétaire (comme le CALLU) qui feront l’objet d’articles à part entière.
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