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Dans cet article vous allez : enfin comprendre pourquoi les deniers des légions de Marc Antoine sont si souvent très usés, pourquoi les argentei le sont si peu ou encore pourquoi on a encore des monnaies du Haut-Empire dans le trésor de Beaurains datant du tout début du IVᵉ siècle …
Pour les numismates spécialisés en monnaies romaines, la loi de Gresham n’est pas qu’une simple théorie économique. C’est un outil essentiel pour comprendre l’histoire monétaire de l’Empire romain ! On met le téléphone en mode avion et on se concentre.
La mauvaise monnaie chasse la bonne ? Hein ?
L’expression « la mauvaise monnaie chasse la bonne » est une observation issue d’une théorie économique, remontant à plusieurs siècles.
Cette expression, également connue sous le nom de « loi de Gresham », est attribuée à Sir Thomas Gresham, un financier anglais du XVIe siècle.
Elle met en lumière une dynamique complexe entre différentes qualités de monnaie en circulation.
Comprendre la loi de Gresham
La loi de Gresham stipule que « la mauvaise monnaie chasse la bonne », ce qui signifie que lorsque deux types de monnaie circulent conjointement, la monnaie de moindre valeur tend à supplanter la monnaie de meilleure valeur. Pour comprendre cette affirmation, il est crucial de définir ce que l’on entend par « mauvaise » et « bonne » monnaie.
Bonne monnaie vs mauvaise monnaie
- Bonne monnaie : monnaie qui conserve sa valeur dans le temps, souvent en raison de sa composition en métaux précieux ou de la stabilité économique du pays émetteur.
- Mauvaise monnaie : monnaie dont la valeur est instable, souvent sujette à l’inflation ou à la contrefaçon, et généralement composée de matériaux moins précieux.
Le mécanisme de la Loi de Gresham
Lorsqu’une monnaie de bonne qualité (par exemple, une nouvelle monnaie) circule parallèlement à une monnaie de moindre qualité (comme une monnaie dévaluée ou dépréciée), les acteurs économiques ont tendance à conserver la monnaie de bonne qualité pour ses propriétés de réserve de valeur et à dépenser la monnaie de mauvaise qualité.
En dépit d’une organisation très bien structurée, la réforme monétaire de Dioclétien en 294 rencontre d’importantes difficultés. Le nummus qui voit le jour pendant cette réforme est trop attrayant ! la population le thésaurise donc au lieu de le dépenser.
C’est donc encore l’ancienne monnaie de moindre qualité qui continue à circuler !
Ce comportement se produit pour plusieurs raisons :
- Conservation de la valeur : les individus préfèrent conserver la monnaie qui a une valeur intrinsèque plus élevée et qui est moins susceptible de perdre de la valeur.
- Facilité de dépense : la monnaie de mauvaise qualité est utilisée pour les transactions quotidiennes, car les gens cherchent à s’en débarrasser avant qu’elle ne se dévalue davantage.
- Précaution contre l’Inflation : en période d’inflation, la monnaie de mauvaise qualité perd rapidement de sa valeur, incitant les gens à la dépenser (voire par là s’en débarrasser) rapidement.
Exemples historiques de la Loi de Gresham
Dans notre Rome Antique
Comme pour l’exemple de la réforme de Dioclétien et du nummus cité plus haut, la loi de Gresham s’observe aussi pour l’argenteus immédiatement thésaurisé dès sa mise en circulation. Cela faisait un siècle qu’on n’avait pas émis d’argent fin : ces monnaies avaient une valeur qu’elles allaient conserver !
Mais la loi est visible à plusieurs périodes de la Rome antique. Les empereurs romains ont souvent dévalué leur monnaie en réduisant la quantité de métal précieux contenu dans les pièces. Les pièces de monnaie contrefaites ou dévaluées ont commencé à circuler plus largement, tandis que les pièces de monnaie de haute qualité étaient thésaurisées ou fondues pour en extraire le métal précieux.
Ainsi, les monnaies que l’on appelle « les deniers des légions de Marc Antoine » – frappés vers la bataille d’Actium – furent produites en très grand nombre et avec une teneur en argent inférieure à celle des autres monnaies de l’époque.
Résultat : ce type de denier a eu une durée de vie très longue et on en retrouve encore dans les trésors de circulation du IIIe siècle avec une usure extrême !
Les gens préféraient mettre de côté des deniers d’un meilleur aloi et dépenser ces monnaies d’Antoine (composées d’environ 86% d’argent quand les deniers qui lui sont contemporains titraient à plus de 90%). On a trouvé à Reims un denier des légions de -31 dans un contexte archéologique daté vers 265 : il est très usé, mais circulait toujours près de trois siècles après son émission. Il faut dire que leur iconographie a peut-être aidé (DOYEN, 2007, p33-34).
De même, dans les trésors de la République trouvés sur le territoire de Rome, on trouve des deniers, mais pas de victoriat. Les Romains, en effet, savaient que le victoriat, émis à la fin IIIè et au début du IIè siècle avant notre ère parallèlement au denier et au quinaire, mais était d’un moins bon aloi qu’eux (70 à 80 % d’argent seulement), et ne les thésaurisaient pas. Ce sont les bonnes monnaies que l’on soustrait à la circulation, et les mauvaises que l’on dépense vite avant qu’elles ne perdent de la valeur.
On mesure, dès lors, comme les monnaies thésaurisées et les monnaies en circulation peuvent différer. Les trésors ne sont pas une image des monnaies de leur époque, mais au contraire de celles qu’on sort de la circulation. Les monnaies trouvées isolées en contexte archéologique dressent un panorama bien différent (on a ainsi beaucoup de trésor d’or, et des découvertes isolées d’imitations locales), et cette étude de la monnaie en contexte est appelée archéonumismatique.
Ainsi, dans le trésor de Beaurains, enfoui vers 315, on trouve au moins 82 deniers datant d’entre Vitellius et Commode (69-180) mais aucun entre Commode et Dioclétien (180-286) (à l’exception d’un antoninien de Tétricus de fin 273, peut-être même une imitation, mais que Bastien considère comme une thésaurisation par accident en raison de la couleur de son oxydation). Les bonnes monnaies antérieures aux Sévères étaient conservées, thésaurisées, sur plusieurs générations, quand les mauvaises de la crise du IIIè siècle étaient dépensées aussitôt reçues.
Exemple tout court…
Imaginez deux pièces, toutes deux ayant une valeur faciale légale de 2000 €. L’une est en or, l’autre en argent. Les deux ont des valeurs faciales fixées par le gouvernement à 2000 €. Si vous allez acheter quelque chose pour 2000 €, à coup sûr vous dépenserez la pièce en argent avant la pièce en or, car la pièce en or a une valeur intrinsèque plus élevée.
Plus proche de nous, personne ne paie en Bitcoin ! Étant donné que le bitcoin (dans la tête des gens) a un énorme potentiel de hausse de prix à long terme et une offre limitée (21 millions de bitcoins maximum), les détenteurs préfèrent le conserver (thésaurisation) plutôt que de le dépenser.
Gresham ou pas Gresham ?
Dans l’Empire romain des Gaules, les premières monnaies de Postume conservent l’apparence d’un bon billon d’argent, tandis qu’ailleurs, on doit se contenter de monnaies à très faible teneur en argent recouvertes d’une argenture superficielle.
Dans l’Empire central, les antoniniens antérieurs au règne de Gallien ou du début de règne (de bonne qualité) disparaissent petit à petit pour être remplacés (par l’état) par des monnaies récentes de moindre qualité.
Dans ce cas la mauvaise monnaie chasse la bonne d’une certaine façon aussi, mais ici, c’est l’état qui est décisionnaire de récupérer les bonnes monnaies pour les faire fondre afin d’en émettre davantage, d’un aloi moins bon (ce qui permet aussi de combattre la loi de Gresham).
Dans ce cas, rien à voir donc avec la loi de Gresham. La loi de Gresham ne s’applique et ne concerne que les décisions et les actes des agents consommateurs qui font circuler la monnaies. Pas ceux qui la fabriquent. Et c’est la thésaurisation, pas la refonte, qui les fait sortir de la circulation.
Exceptions et limites de la loi de Gresham
Il est important de noter que la loi de Gresham ne s’applique pas toujours de manière universelle. Dans un marché de changes où différentes devises sont en concurrence, les monnaies de mauvaise qualité ne chassent pas nécessairement les bonnes.
Sur les marchés modernes, par exemple :
Compétition entre devises : dans le marché des changes international, les devises de pays économiquement stables ne sont pas chassées par les devises de pays en difficulté. Les investisseurs et les consommateurs continuent de privilégier les devises stables.
Systèmes monétaires modernes : les monnaies modernes sont souvent soutenues par des politiques monétaires et fiscales qui cherchent à maintenir la stabilité. Les banques centrales peuvent intervenir pour contrôler l’inflation et stabiliser la monnaie.
La loi de Thiers
La loi de Thiers (l’inverse de la loi de Gresham) est une illustration des comportements économiques qui apparaissent lorsque les conditions de confiance dans une monnaie se détériorent gravement.
Contrairement à la loi de Gresham, qui stipule que « la mauvaise monnaie chasse la bonne » en contexte de cours forcé (tu pourrais expliquer ce qu’est un cours forcé ? je ne sais pas), la loi de Thiers affirme que « la bonne monnaie chasse la mauvaise » dans des conditions de perte drastique de confiance. Lorsqu’une monnaie locale perd tant de valeur qu’elle n’est plus perçue comme fiable, même des régulations strictes sur la monnaie légale ne suffisent plus à contraindre son usage.
Les citoyens, alors confrontés à l’incapacité de conserver leur pouvoir d’achat avec la monnaie dégradée, se tournent vers des devises plus stables, souvent étrangères.
C’est ainsi que lors de l’hyperinflation au Zimbabwe, la population a préféré utiliser le dollar américain malgré son interdiction, et que durant la crise de la République de Weimar, des devises étrangères ont été couramment utilisées dans les années 20.
La loi de Thiers illustre donc la préférence spontanée des agents économiques pour une monnaie solide, mettant en lumière la fragilité des régulations face à des crises monétaires extrêmes.
Conclusion
En somme, la loi de Gresham, c’est un peu comme garder le bon vin pour soi et servir le bas de gamme aux invités ! Ou encore planquer le pull en cachemire au fond de l’armoire et porter le vieux sweat informe pour finir de l’utiliser « jusqu’au bout » ! La mauvaise monnaie chasse la bonne parce qu’on préfère thésauriser ce qui a de la valeur et dépenser ce qui en a moins. Mais rassurez-vous, avec nos systèmes monétaires modernes, ce n’est plus aussi simple de se débarrasser de la « mauvaise » monnaie….