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C’est en raison du mot nummus que nous sommes numismates. Et pourtant, c’est un des termes les moins bien employés de toute la numismatique.
Retour sur l’histoire d’un module que la plupart des numismates appelle encore follis, un module que Dioclétien créa en voulant réinstaurer, dès 294, un système réellement trimétallique, en gardant l’aureus, en recréant une monnaie d’argent fin (l’argenteus) et en refrappant un grand module de bronze argenté : le nummus
Retour sur l’histoire d’un module qui mérite mieux que notre ignorance.
Le mot nummus avant 294
Le mot nummus (parfois écrit numus) était de toute l’époque romaine le mot le plus courant pour dire « pièce de monnaie ».
On l’accolait parfois au nom d’un module, comme pour nummus sestertius (« pièce de sesterce « ) (Cic. Or. 156, Verr. 2,3,140, Plin. XVII, 8), ou nummus aureus (« pièce d’or ») pour désigner les premières pièces d’or de la République (Plin. XXXIII, 13).
C’était un terme générique pour désigner les pièces, quelles qu’elles soient.
De là découlent des mots comme nummatus (riche, pourvu de pièces), nummosexpalponĭdēs (extorqueur), nummularius (le changeur, le banquier), nummulus (la petite pièce)…
Nummus viendrait du grec νόμισμα (nomisma, la monnaie, mais aussi l’usage et la mesure), lui-même de νόμος (nomos, la règle, l’usage).
Ce terme de nomisma sera d’ailleurs donné à l’époque byzantine à une pièce d’or.
Ces termes, à l’origine, ne désignent pas un module en particulier.
La création du nummus lors de la réforme monétaire de Dioclétien en 294
Au cours du IIIè siècle, le nombre de modules frappés chuta drastiquement. Les monnaies de bronze disparurent et ne furent plus frappées que des monnaies radiées (antoniniens et aureliani) théoriquement en argent (mais concrètement quasiment en cuivre) et des monnaies d’or.
En effet, après Gordien III en 238, les deniers ne furent plus régulièrement émis, et après Gallien (260-268), il en fut de même pour les grands bronzes sénatoriaux portant S|C.
Dioclétien voulut réinstaurer, dès 294, un système réellement trimétallique, en gardant l’aureus, en recréant une monnaie d’argent fin, l’argenteus et en refrappant un grand module (une dizaine de grammes) de bronze argenté ainsi que des divisionnaires de cuivre (radiés et laurés). Il ferma également les derniers ateliers provinciaux, et en particulier Alexandrie en 295-296 : le monde romain devait être un et indivisible.
Pendant longtemps, les numismates ont appelé follis le grand module de bronze argenté. Pourtant, ce mot, quand on l’emploie pour désigner une somme, signifie le contenu d’une bourse.
Follis désigne en effet le sac de cuir (soufflet, bourse, outre gonflée, ballon…). Il est erroné de l’employer pour désigner le grand bronze de 294 que les inscriptions et les papyri nomment nummus. Ce sont sans doute des sommes exprimées en folles qui ont entrainé la confusion des numismates qui auraient cru que ce terme désignait une pièce. Mais il a été établi que le follis [denariorum] (« la bourse de pièces ») est en réalité une unité de compte, valant 5 ou 8 nummi, selon les auteurs ou selon la période.
Ce grand bronze appelé nummus ne relève pourtant plus de l’autorité du Sénat (il ne porte plus SC). Est-ce en raison de son argenture ? Elle contenait, au moins au début, 4 à 5% d’argent et était taillée au 1/32e de livre (masse théorique : 10,125g).
Le nummus tétrarchique au GENIO POPVLI ROMANI
À l’origine, tous les ateliers (Londres, Trèves, Lyon, Aquilée, Ticinum, Rome, Siscia, Serdica, Nicomédie, Cyzique, Antioche et Alexandrie, et à l’exception notoire de Carthage) frappèrent quasi-exclusivement des nummi au GENIO POPVLI ROMANI.
L’avers figure un des tétrarques, ceint de lauriers, avec une titulature plus ou moins longue mais classique (IMP au début, PF AVG à la fin pour les auguste, NOB[IL] C[AES] à la fin pour les césars, dans l’immense majorité des cas).
Les portraits habituels sont de simples têtes à droite ou des bustes cuirassés. Néanmoins, on trouve quelques bustes spectaculaires pour des émissions spéciales : casqué, avec haste, bouclier, ou même massue d’Hercule.
Au revers on trouve très majoritairement GENIO POPVLI ROMANI (« au génie du peuple romain ») avec la représentation du Génie en question, coiffé d’un modius (ou calathos, une sorte de boisseau pour mesurer le grain), une chlamys (ou chlamyde, une sorte de cape agrafée sur l’épaule) sur l’épaule gauche, procédant à une libation de la main droite et tenant une corne d’abondance de la main gauche.
Ce n’est pas la première représentation de ce Génie du Peuple Romain (souvent associé au Génie du Sénat), présent sur des monnaies déjà sous la République (abrégé à l’avers en GPR).
Mais après les difficultés du IIIè siècle, les sécessions en Gaules et à Palmyre et les guerres de successions qui sont en réalité des guerres civiles, Dioclétien veut unir le monde romain autour d’une identité collective qui s’incarne dans cette figure de génie du peuple romain.
L’emploi du datif et la représentation de la libation vise à réunir tout le monde dans des célébrations religieuses. On trouve aussi parfois un autel dans le champ à gauche, que certains voient comme une référence à des cérémonies réelles de sacrifice au génie en question.
Cela entrainera des persécutions de chrétiens, qui refusèrent de participer à ces cérémonies publiques et obligatoires, menées en particulier par Galère et Maximin, mais pas par Constance Chlore.
En 307, quelques changements apparaissent :
Le modius sur la tête du Génie cède la place à une couronne murale. Et la chlamys (cape) sur l’épaule est remplacée par un himation (manteau drapé sans agrafe) ceignant les reins.
En 308, la taille des modules ayant grandement baissé, la légende se raccourcit en GENIO POP ROM.
Le type SACRA MONETA (300-307)
Après 6 ans où la quasi-totalité des nummi portent la légende GENIO POPVLI ROMANI, en 300, un autre type largement diffusé apparaît.
On y voit une figure féminine debout à gauche, tenant une corne d’abondance de la main gauche, avec un pan de draperie descendant vers le sol, et une balance de la main droite. Il s’agit de la Monnaie (Moneta).
De tels nummi sont frappés à Trèves, Aquilée, Ticinum-Pavie, Rome, Siscia. Et uniquement ces cinq ateliers, assez proches les uns des autres, peu éloignés du limes rhénan et danubien. Mais on s’explique mal que Londres et Lyon, les autres ateliers occidentaux, n’aient pas participé à ce type.
La légende est souvent :
- SACR(A) MONET AVGG ET CAESS NOSTR à Siscia, Ticinum et Aquilée,
- SACRA MON(ET) VRB AVGG ET CAESS NN à Rome
- MONETA SACRA AVGG ET CAESS NN, M SACRA AVGG ET CAESS NN, MONETA S AVGG ET CAESS NN ) à Trèves
- soit « la Monnaie sacrée (de la Ville) de nos Augustes et Césars »
Le type fut très largement émis mais pas dans tous les ateliers. On peut se demander quelle était sa signification. On remarquera ainsi la sacralisation de la Monnaie (qualifiée systématiquement de sacra).
Les autorités veulent rendre sacrée la monnaie : est-ce une réponse à des altérations ou des manipulations de la monnaie (par le passé ou à leur époque) ? Mais pourquoi seulement ces cinq ateliers ? Est-ce une réponse à des événements régionaux ? Et pourquoi à Rome cet ajout de « de la Ville » (VRB) absent des autres légendes ? Pourquoi la légende diffère-t-elle à Trèves ?
Ce type mériterait une étude aussi approfondie que celle que J.-P. Callu a consacrée au Genio Populi Romani.
Les nummi de Maxence (306-312)
En 306, Maxence, comme Constantin, estime qu’en tant que fils d’empereur, il aurait dû être nommé à la pourpre. Il s’appuie sur la ville de Rome et son sénat, qui espère ainsi affirmer sa position de capitale et son pouvoir (plusieurs des derniers empereurs n’y ont quasiment pas, voire jamais, mis les pieds).
Dès lors, Maxence règnera en Romain, attaché aux lieux et aux figures de la Ville. C’est ainsi que ses nummi portent souvent la légende CONSERVATOR VRB SVAE (« défenseur de sa Ville »), avec la représentation du temple de (Venus et) Rome, où siège la déesse poliade, donnant parfois le globe à l’empereur, qu’ils soient frappés à Aquilée, Ticinum ou Rome.
D’autres types mettent en avant la Louve allaitant Romulus et Remus, les Dioscures, voire les deux en même temps. Ces motifs, frappés à Rome et son port, Ostie, s’appuient sur des figures de fondateurs et de protecteurs de la Ville.
Maxence frappa aussi, mais moins abondamment, les types FIDES MILITVM et VICTORIA AVG N.
Les autres types de nummus avant 313
Tous les types présentés plus haut sont fréquents, et largement émis. La période tétrarchique se caractérise par une drastique réduction du nombre de types. Néanmoins, quelques autres, moins fréquents voire rares, ont aussi été frappés avant le triomphe de Constantin.
C’est ainsi que Carthage se distingue, en ne frappant ni le Génie, ni la Monnaie, mais des types locaux, avec la déesse poliade Carthage, seule ou dans son temple, tenant des fruits et des épis, et avec l’Afrique, coiffée d’une dépouille d’éléphant et tenant une défense.
On remarquera que les flans de Carthage ont régulièrement un bord rugueux, épais, imprécis. Il semble qu’ici on ne les fabrique pas de la même façon que dans les autres ateliers.
Quelques ateliers se distinguèrent par quelques types inhabituels et peu fréquents : FIDES MILITVM fut frappée à Ticinum (assise) et à Aquilée (debout), HERCVLI VICTORI à Alexandrie, FORTVNA REDVCI à Trèves…
Ces types furent très marginaux, et souvent propres à un ou deux ateliers.
Tous les ateliers frappèrent également, entre 305 et 307, des types célébrant la retraite de Dioclétien et Maximien. Ils figurent à l’avers l’auguste senior en toge consulaire, avec un rameau et une mappa, et au revers QVIES AVGG (le repos des augustes) avec Quies seule, ou PROVIDENTIA DEORVM QVIES AVGG avec Quies et Providentia. Ils ne furent plus émis après le retour tonitruant de Maximien auprès de Maxence.
Ces nummi sont l’occasion de nouvelles titulatures, au datif, pour rendre hommage aux retraités, et le titre D(omino) N(ostro) (« notre seigneur ») apparaît. Il sera le titre principal pour le reste de l’Antiquité tardive. On dit parfois que le dominat à remplacé le principat.
On trouve D(omino) N(ostro) MAXIMIANO (ou DIOCLETIANO) BAEATISSIMO (ou FELICISSIMO) SEN(iori) AUVG(usto) (« à notre seigneur Maximien (ou Dioclétien) très heureux (ou très chanceux) auguste senior »).
Les réductions pondérales et la disparition du nummus (307-348)
La réforme monétaire de Dioclétien n’était pas tenable : l’or et l’argent ne touchaient guère les petites gens, et les grands nummi, séduisants, furent assez largement thésaurisés (la mauvaise monnaie chassant la bonne).
L’inflation galopa, et le 1er septembre 301, l’édit d’Aphrodisias décréta le doublement de la valeur libératoire des monnaies. Cette mesure ne suffit pas, et en novembre/décembre 301, l’édit du Maximum tenta (toujours en vain) de plafonner les prix.
L’état n’eut donc d’autre choix que de procéder à des réductions pondérales, pour émettre à la hauteur de ses besoins.
- Début 307, Constantin, dans ses ateliers, réduisit le nummus à 1/40e de livre (masse théorique 8,1g). On passa rapidement partout (été/automne 307) à 1/48e (6,75g).
- Et en 310, on réduit encore à 1/72e (4,5g), et en 313 à 1/96e (3,4g).
En 6 ans, le nummus avait perdu les deux tiers de sa masse. Le grand et beau bronze argenté n’était plus qu’une piécette de cuivre. Même si Constantin tenta en 318 de faire passer le taux d’argent de 1 à 4%. Ces monnaies auraient vu leur valeur quadrupler et valoir 100 deniers (de compte). C’est peut-être la monnaie appelée centenionalis dans le code théodosien, même si on parle encore de nummus jusqu’en 348.
Puis les types se diversifient.
Le Génie du Peuple Romain devient le Génie personnel des empereurs (GENIO AVGVSTI, GENIO CAESARIS, GENIO IMPERATORES) et Constantin apporte des types plus personnels, comme SOLI INVICTO COMITI.
Dans les territoires de Licinius, à partir de 321, circulèrent deux monnaies de bronze. L’une portant la marque XIIΓ (12,5 deniers de compte ?) et l’autre argentée (valant peut-être le double ?).
Les réductions pondérales se poursuivirent : en 330 on passe à 1/132e (2,48g) et en 336 1/192e (1,7g). Mais les numismatistes utilisent surtout le terme nummus pour désigner les grands bronzes de la Tétrarchie.
Sous les constantiniens et après, on emploie souvent les appellations de ae1 (env. 25mm de diamètre) , ae2 (env. 21mm) , ae3 (env. 17mm) ou ae4 (moins de 15mm) selon les modules.
Le projet de Dioclétien aura été une parenthèse. Il fut sans doute improvisé au fur et à mesure. Néanmoins, il aurait peut-être pu fonctionner.
Qu’aurait-été la fin de l’Antiquité si les monnaies de la réforme avaient circulé au lieu d’être thésaurisées ? Et si Constantin et Maxence n’avaient pas réclamé à régner ?
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Orientations bibliographiques :
- J.-P. CALLU, Genio Populi Romani (295-316), contribution à une histoire numismatique de la Tétrarchie, Paris, 1960
- M. AMANDRY (dir), La Monnaie antique, Paris, 2017
- V. DROST, Le Monnayage de Maxence (306-312 après J.-C.) – Études Suisses de Numismatique Volume 3, Zurich, 2013
- G. DEPEYROT, Le Bas Empire romain. Économie et numismatique 284 – 491, Paris, 1991
Origine des images
- Romain III, Histaminon nomisma, Gemini, Auction Xiv, Lot 681
- Aureus Diocletien, Numismatica Ars Classica, Auction 91, Lot 57
- Argenteus Diocletien, Bertolami Fine Arts, Auction 19, Lot 768
- Diocletien, fraction radiée, Münzen & Medaillen Gmbh (de), Auction 36, Lot 653
- Maximien Hercule, fraction laurée, Nomos, Obolos Web Auction 26, Lot 446
- Antoninien de Caracalla, British Museum
- Maximien Hercule, nummus, Roma Numismatics Limited, Auction 19, Lot 929
- Diocletien, nummus, Leu Numismatik, Web Auction 24, Lot 3176
- Denier de la république, Dr. Busso Peus Nachfolger, Auction 425, Lot 617
- Maximien Hercule, Nummus GENIO POP ROM? Gorny & Mosch Giessener Münzhandlung, Auction 233, Lot 2578
- CONSTANCE Ier CHLORE, Numismatic Group, Triton Xviii, Lot 1237
- Maximine Hercule, Numismatik Naumann, Auction 21, Lot 835
- Maxence, Rome, Savoca Numismatik , Live Online Auction 6, Lot 524
- MAxence, Aquilée, Bertolami Fine Arts, Auction 4, Lot 1076
- Maxence, Nummus à la louve, Classical Numismatic Group, Auction 99, Lot 724
- Maxence, Nummus aux Dioscures, Classical Numismatic Group, Electronic Auction 195, Lot 290
- Maxence, Nummus à la louve et aux Dioscures, Triskeles Auctions, Sale 16, Lot 334
- Maxence, nummus Fides Militvm, Numismatik Naumann, Auction 124, Lot 634
- Maxence, nummus victoria avg, Classical Numismatic Group, Electronic Auction 232, Lot 354
- Sévère II | Nummus frappé à Cartage avec la dééesse poliade, Numismatik Naumann, Auction 110, Lot 1105
- Diocletien | Nummus frappé à Carthage avec Africa eu revers, Leu Numismatik, Web Auction 20, Lot 2750
- Nummus fides Militvm assise, Roma Numismatics Limited, E-sale 52, Lot 985
- Nummus fides Militvm debout, Numismatik Naumann (formerly Gitbud & Naumann), Auction 137, Lot 824
- Nummus HERCVLI VICTORI, Roma Numismatics Limited, E-sale 66, Lot 1162
- Nummus Fortuna assise, Leu Numismatik, Web Auction 10, Lot 1554
- Maximien Hercule, Nummus, PROVIDENTIA DEORVM QVIES AVGG, Tauler & Fau Subastas, Auction 113, Lot 1208
- Constatin, SOLI INVICTO COMITI, Leu Numismatik, Web Auction 21, Lot 5372
- Maximin II, GENIO AVGVSTI CMH, Auctiones Gmbh, Eauction #22, Lot 86
- Licinius II avec marque XIIΓ, Roma Numismatics Limited, E-sale 72, Lot 1513
- Licinius II, bronze argenté, Roma Numismatics Limited, E-sale 2, Lot 713
M.C.
Bravo, merci très sincèrement pour ce cours.
Je devrai penser, a votre café un jour,
Quant je comprendrai enfin c’est joyaux mummus
Avec vous je m’instruit, je découvre et je m’amus(e).
Merci Michel 🙂