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La crise du IIIème siècle et la dépréciation de l’antoninien
La crise politique du IIIè siècle, communément appelée « anarchie militaire », s’était accompagnée d’une crise économique et monétaire. Les empereurs avaient besoin d’argent. Ils manipulaient la monnaie en réduisant le titre et la masse des antoniniens.
Les Romains thésaurisaient la monnaie la moins mauvaise et payaient leurs impôts avec la pire. Et les empereurs étaient obligés de réduire encore davantage le titre et la masse des monnaies pour émettre à la hauteur de leurs besoins. La mauvaise monnaie chasse la bonne.
C’est ainsi que les antoniniens ont vu leur masse et leur titre baisser constamment : de 4,5g pour plus de 45% d’argent vers 238-244, on passe à 2,5g pour moins de 5% d’argent vers 263-266. L’antoninien, qui est théoriquement considéré comme une monnaie d’argent, passe même autour de 3% d’argent vers 266-270, ce qui représente moins de 0,1g d’argent par pièce.
En outre, les empereurs, très occupés sur les limes, n’étaient presque plus à Rome.
Gallien (260-268) et Claude II étaient par monts et par vaux, se retrouvant obligés d’ouvrir des ateliers monétaires là où les besoins s’en faisaient sentir, en particulier pour payer les troupes.
Les fraudes de l’atelier de Rome de Gallien à Aurélien
Quand le chat n’est pas là, les souris dansent : c’est dans ce contexte qu’on voit apparaître des fraudes dans l’atelier de Rome. Il semble que des coins officiels soient utilisés (souvent associés à des coins contrefaits) pour produire des monnaies de très basse qualité, sur des flans très courts, légers, et d’un aloi pire que d’habitude. Sont-ils émis par les ouvriers monétaires ? Sur leur lieu de travail ? Agissaient-ils pour leur propre compte ? Y avait-il une sorte de « réseau criminel » organisé ? Quoi qu’il en soit, les volumes émis montrent une production hors de contrôle.
Claude II aurait tenté d’y remédier, en transférant du personnel (un ou plusieurs graveurs qui sont les seuls identifiables) de Rome à Milan dès le début de son règne. Mutation disciplinaire ? Mais cela fut peut-être insuffisant, car il semblerait que Claude II ait carrément décidé de fermer l’atelier début 270 (puisque seule la deuxième puissance tribunicienne est mentionnée à Rome).
Les fraudes ont apparemment néanmoins continué, en poursuivant les frappes avec les anciennes titulatures devenues incorrectes.
C’est avec la mort de Claude II et les émissions posthumes du type Divo Claudio que les fraudeurs ont pu lâcher les chevaux.
Le volume frauduleusement émis est considérable : jusqu’à 93% des monnaies de ce type dans le trésor de La Venèra !
L’atelier de Rome était hors de contrôle, la fraude était devenue la principale, sinon la seule, production de la Monnaie de la Ville. Dans l’atelier, c’est le grand n’importe quoi, et il est fréquent de trouver des avers posthumes associés à des revers antérieurs du vivant de Claude II, et inversement (les hybrides étaient déjà en quantités anormales dès Valérien et Gallien).
On pourrait se demander si ces productions frauduleuses sont dues à des officines clandestines extérieures, qui auraient pu voler des coins officiels et également réaliser des faux, ou si ce sont les ouvriers de la monnaie (avec la complicité des fonctionnaires haut placés ?) qui s’enrichissaient indument.
Mais l’énergique et radical Aurélien entre en scène.
Un atelier en roue libre repris en main par Aurélien : la « guerre des monétaires »
Témoignages littéraires et archéologiques
Aurélien, réputé pour ses solutions drastiques face à l’adversité, du genre à couper le nœud gordien, était un militaire reconnu, un homme d’action qui prend le taureau par les cornes. Il arrive au pouvoir en septembre 270.
Mais, trop occupé sur d’autres fronts plus brûlants, il ne vient pas immédiatement à Rome, qui frappe alors des premiers types très traditionnels ( Fides militum, Victoria aug, Virtus aug ). Cette première émission romaine semble particulièrement courte (octobre-décembre 270).
Néanmoins, de nombreux auteurs antiques nous racontent que dans les premières années de son règne, Aurélien régla le problème de l’atelier de Rome. Ils semblent tous prendre leur source dans un livre perdu que les philologues nomment Enmanns Kaisergeschichte (EKG) (« L’Histoire impériale d’Enmanns« ) du nom du chercheur qui l’a mis en évidence. Nous ne le retrouvons qu’indirectement chez des historiens du IVè siècle, qui tous, par exemple, nomment Felicissimus, le rationalis et dénombrent 7000 morts.
Aurelius-Victor (v.320 – v.390), ainsi, nous rapporte que:
Dans l’intérieur de Rome, Aurélien anéantit la faction des ouvriers, qui, à l’instigation du receveur Felicissimus, avaient altéré le poids et le titre des monnaies, puis, par crainte du châtiment, avaient levé l’étendard de la révolte, et d’une manière si terrible, que, dans un combat livré sur le mont Caelius, ils tuèrent environ sept mille hommes de troupes impériales.
V.O. et remarques
Neque secus intra urbem monetae opifices deleti, qui, cum auctore Felicissimo rationali nummariam notam corrosissent, poenae metu bellum fecerant usque eo graue, uti per Coelium montem congressi septem fere bellatorum milia confecerint.
(Aurelius-Victor, De Caesaribus, 35, 6)
On peut remarquer l’emploi de « monetae opifices » pour désigner « les travailleurs de la monnaie » et de « rationali » traduit par « receveur ». Mais les fonctions ressemblent davantage à une sorte de « ministre des finances ».
Le texte latin dit « nummariam notam corrosissent » qu’on pourrait traduire plus littéralement par « avaient rogné l’empreinte monétaire », qui se laisse difficilement comprendre, à part qu’ils avaient altéré la monnaie.
Les combats se seraient livré « per Coelium » , traduit par « sur le Caelius », mais qu’on pourrait aussi comprendre davantage comme « devant la Caelius ». Ce qui correspondrait à la localisation de l’atelier monétaire sous la basilique San Clemente telle qu’on la suppose, au pied de cette colline.
Eutrope (av.335 – v.400) est nécessairement plus succinct :
Sous le règne d’Aurélien, les monnayeurs se soulevèrent à Rome, après avoir altéré les espèces et massacré le trésorier Felicissimus. Vainqueur des rebelles, Aurélien les traita avec la dernière rigueur.
V.O. et remarques
Hoc imperante etiam in urbe monetarii rebellauerunt uitiatis pecuniis et Felicissimo rationali interfecto. Quos Aurelianus uictos ultima crudelitate conpescuit.
(Eutrope, Bréviaire, IX, 14)
Ici, les ouvriers sont simplement désignés comme « monetarii » et on retrouve la fonction de « rationali« . L’empereur leur reproche d’avoir « altéré les espèces », « uitiatis pecuniis« .
Le plus loquace des auteurs antiques se trouve dans l’Histoire auguste,
… qui invente même un document (une lettre d’Aurélien à son beau-père).
Il y eut aussi sous Aurélien une révolte des ouvriers de la monnaie, fomentée par le chef du service financier Félicissimus. Il la réprima avec une violence et une dureté extrêmes au prix de la mort de 7000 soldats, ainsi que nous l’apprend une lettre adressée à Ulpius Crinitus, alors consul pour la troisième fois et qui était son père adoptif : « Aurélien Auguste à son père Ulpius. Comme si c’était pour moi une fatalité que toutes les guerres que j’ai entreprises et tous les soulèvements prennent des proportions plus lourdes, voilà qu’une révolte à l’intérieur des murs de la ville a dégénéré en une guerre qui constitue pour moi un grave danger. Les ouvriers de la monnaie, à l’instigation de Félicissimus, le plus vil des esclaves, auquel j’avais confié la charge de procurateur du fisc, ont déclenché une rébellion. Ils ont été écrasés, mais au prix de la perte de sept mille hommes, bateliers, soldats stationnés sur les rives du Danube, troupes de garnison dans les camps de la zone frontalière, unités dacisques. Il en ressort que les dieux immortels ne m’ont accordé aucune victoire exempte de difficultés. »
V.O. et remarques
Fuit sub Aureliano etiam monetariorum bellum Felicissimo rationali auctore. Quod acerrime severissimeque conpescuit, septem tamen milibus suorum militum interemptis, ut epistola docet missa ad Ulpium Crinitum ter consulem, qui eum ante adoptaverat: « Aurelianus Augustus Ulpio patri. Quasi fatale quiddam mihi sit, ut omnia bella, quaecumque gessero, omnes motus ingravescant, ita etiam seditio intramurana bellum mihi gravissimum peperit. Monetarii auctore Felicissimo, ultimo servorum, cui procurationem fisci mandaveram, rebelles spiritus extulerunt. Hi conpressi sunt septem milibus Lembariorum et Riparensium et Castrianorum et Daciscorum interemptis. Unde apparet nullam mihi a dis inmortalibus datam sine difficultate victoriam. »
( Histoire Auguste, Divus Aurelianus, XXXVIII)
C’est dans l’Histoire auguste qu’on trouve le terme le plus fort : « monetariorum bellum » , la « guerre des monétaires ». Ici encore, Félicissimus est rationali, mais plus loin également désigné comme « procurationem fisci« , « procurateur du fisc ».
On y apprend donc que dans les premières années de son règne, Aurélien intervient à Rome à cause d’ouvriers monétaires qui auraient altéré la monnaie, et qu’il y eut des échauffourées au pied du Caelius entrainant la mort de 7000 personnes.
Ces textes résonnent tout particulièrement avec ce que Coarelli décrit à propos des vestiges découverts sous la basilique San Clemente, au pied du Caelius, qui semblent bien être l’atelier monétaire de Rome.
Cet édifice, d’époque flavienne et remanié au IIè siècle, a vu son niveau inférieur abandonné et comblé après le milieu du IIIè siècle.
Pour Coarelli, cet abandon est une conséquence de la révolte des monétaires qu’il situe en 274 (on verra que cette date n’est pas celle que pointent les preuves numismatiques).
Néanmoins : 7000 morts !!! Quel crédit accorder à un tel chiffre ? On imagine cependant quel bain de sang aurait été une telle répression. Les morts ne peuvent pas tous être du côté des troupes impériales (contrairement à ce que rapporte l’Histoire auguste) et on mesure combien les fraudes devaient être un système généralisé qui faisait vivre beaucoup de monde.
On tint pour responsable le rationalis Felicissimus, qui mourut dans les événements (mais des mains du pouvoir ou des mains des monétaires révoltés ? les sources divergent). Néanmoins, son implication dans la fraude n’est pas assurée.
La responsabilité reviendrait sans doute davantage au procurator monetae de Rome, puisque de telles fraudes ne touchaient que l’atelier de Rome (quand Felicissimus chapeautait l’ensemble des ateliers de l’Empire).
Les conséquences numismatiques
L’atelier de Rome n’émet plus de monnaie de mi-271 à l’été 273. Plus de deux ans de fermeture pour l’atelier de la capitale. Du jamais vu depuis -215 / -211 et l’invention du système du denier lors de la seconde guerre punique.
Le bâtiment rasé, si on en croit Coarelli, que fait-on des personnels qualifiés qui y sévissaient ? Aurélien les déplace (sans doute d’autorité), et ouvre avec eux un atelier à Serdica, en Thrace.
Dès lors, on est obligé d’admettre que les événements rapportés sont à situer sur les premiers mois de 271. La numismatique, ici, se révèle une alliée précieuse pour dater des faits et des niveaux archéologiques.
La punition fut radicale, mais ne pouvait durer. Rome avait besoin d’un atelier, pour préparer les nouveaux projets de réintégration des Gaules dans le giron impérial. Alors Aurélien fait rouvrir la Monnaie avec du personnel de Serdica qui retourne dans la Capitale.
Il fut situé ailleurs (on se demande encore où aujourd’hui), et avec seulement cinq, puis six officines, quand Rome frappait avec douze auparavant. Prudent.
On reconnait des bustes en avant typiquement balkaniques et le ductus de M (IIII) et N (III) (AureliaNvs, OrieNs…) rendus par des traits verticaux disjoints, comme on en trouvait déjà à Rome depuis au moins Gallien.
C’est alors que l’empereur prévoit enfin une entrée triomphale dans la capitale et que son premier type ADVENTVS AVG est frappé pour Rome, en 273, mais au lieu du classique cheval au pas avec geste de salut, on a un type dynamique et martial, car les temps sont à la reconquête.
La Monnaie restera au cœur de la politique d’Aurélien, une fois qu’il eut réintégré les Gaules et Palmyre.
En 274 commença sa réforme, visant à réémettre tous les modules (aureus, antoninien réformé avec les mentions XXI ou KA, denier, bronzes variés parmi lesquels les derniers sesterces…).
Aurélien fait partie des empereurs qui ont le plus essayé d’agir pour rétablir une monnaie stable. Le système qu’il ambitionna de mettre en place semble particulièrement réfléchi et efficace pour ce qu’il a eu le temps de mettre en œuvre.
Cela est-il en lien avec sa répression de l’atelier romain ? Aurait-il, à cette occasion, rencontré des fonctionnaires et des ouvriers qui auraient eu l’opportunité de lui expliquer leur métier et la théorie de la Monnaie ? Est-ce parce qu’il s’était autant penché sur l’atelier romain qu’il eut ces idées et cette ambition ?
M.C.
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Orientations bibliographiques
- S. ESTIOT, Monnaies de l’Empire romain, XII.1, d’Aurélien à Florien (270-276 après J.-C.), Paris, 2004
- F. COARELLI, Guide archéologique de Rome, Rome, 1980 (1994 pour l’édition française)
- Histoire auguste, les empereurs romains des IIè et IIIè siècles, édition bilingue, traduction par André Chastagnol, Paris, 1994
- Suétone, les écrivains de l’Histoire auguste, Eutrope, Sextus Rufus, avec la traduction en français, sous la direction de M. Nisard, Paris, 1845
- Cornelius Nepos traduit par M. Amédée Pommier / Eutrope traduit par N.-A. Dubois, Paris, 1865
Origine des images
- Montage antoniniens, stock Bnumis
- Gallien, antoninien Siscia avg, Leu Numismatik, Web Auction 18, Lot 3189
- Claude II, P M TR–P COS II P P, Paul-francis Jacquier, Auction 45, Lot 1085
- Claude II, fraude, collection Doyen
- Aurélien, Rome, Ric.41, Leu Numismatik, Web Auction 19, Lot 2988
- Aurélien, Serdica, émission I, Paul-francis Jacquier, Auction 46, Lot 168
- Aurélien, Oriens avg, Nomos, Obolos Web Auction 4, Lot 778
- Aurélien, Adventus, Paul-francis Jacquier, Auction 45, Lot 1150
Liens utiles
https://ric.mom.fr/fr/info/sysmon pour le système monétaire voulu par Aurélien
https://ric.mom.fr/fr/info/hist pour la chronologie des événements
M.C.
Toujours aussi instructif et précis. Une mine, pour le collectionneur débutant que je suis.
Merci.
Voilà un article très éducatif. Parallèlement, il est très intéressant de comparer le monnayage de l’ « Empire Gaulois » pour cette même période. Du moins au cours du règne de Postume, le niveau de pureté en argent des antoniniens était de loin supérieur à celui des monnaies de l’empire central. Et c’est sans parler des nombreux « ateliers locaux » qui ont probablement été tolérés par les autorités de l’époque…
En effet, le bon taux d’argent dans le billon des antoniniens de empereurs romains des Gaules a été une de ses forces. Mais après Postume, il a quand-même eu tendance à baisser.
Merci pour ce retour.