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PRATIQUER > LA MONNAIE PAR LES THÈMES
Sommaire
- La main droite (dextra), une obsession romaine
- La dextrarum junctio, au cœur du mariage romain
- La dextrarum junctio, geste de l’union
- La dextrarum junctio avec un caducée, un symbole de prospérité ?
Les Romains se sont toujours vus comme des gens d’action. Un peuple de paysans, dans le concret. Loin des Grecs et de leurs préoccupations intellectuelles et artistiques.
Aussi, pour eux, la main est une partie du corps d’une grande importance, pleine de sens, au point que Sarah Rey ait pu écrire tout un livre en mettant la main au cœur de l’histoire romaine (Manus, une autre histoire de Rome, 2024). Elle y parle à plusieurs endroits de monnaie romaine, car, en effet, les images numismatiques accordent une place importante à la main, et en particulier à un geste : celui de la dextrarum junctio (l’union des [mains] droites).
La main droite (dextra), une obsession romaine
Les Romains, donc, se voyaient comme un peuple manuel. La main fut donc, très tôt, un motif sur les monnaies romaines. Dès l’aes grave, des quadrans (RRC 27/8) portent sur les deux faces des mains accompagnées de la massue d’Hercule (dont la tête orne le plus souvent ce module).
Mais, plus précisément encore, c’est la main droite (dextra) qui est symboliquement investie. Depuis de nombreuses années, des études ont montré une dévalorisation du côté gauche (sinister en latin, qui a donné « sinistre » , mais songeons aussi à des expressions comme « être gauche », le contraire d’ « être adroit »). C’est donc la main droite qui est la « bonne » main, et qu’on trouve sur un autre aes grave (RRC 14/4).
C’est cette même main droite qui est la seule qui doit être utilisée pour les sacrifices et libations, qui est utilisée pour les gestes oratoires ou d’autres gestes difficiles à interpréter (une prise d’augures ? un geste de discours ? le salut romain est à exclure car il n’était pas pratiqué dans l’Antiquité). Un gaucher qui aurait utilisé spontanément sa main gauche aurait été vu comme un très mauvais présage et les rites étaient tous à reprendre.
En effet, pour les Romains, la pensée est dans le corps. Servius, et Pline l’Ancien, rapportent que, de même que la mémoire se situe dans le lobe de l’oreille et la miséricorde dans les genoux, la fides, la bonne foi, se trouvait dans la main droite. Sans main droite, pas de fides. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, comme dans l’Antiquité, on jure de la main droite.
La numismatique de la République conserve le souvenir d’une affaire autour de cette prééminence de la main droite. Pendant la terrible (pour les Romains) Deuxième Guerre Punique (218-201) qui vit Rome acculée obligée de refonder son système monétaire autour du denier, un général, Marcus Sergius Silus, fut blessé et mutilé à la main droite.
À mon avis, on ne préférera personne avec justice à M. Sergius, bien que son arrière-petit-fils, Catilina, ait entaché ce nom glorieux. A sa seconde campagne, il perdit la main droite ; en deux campagnes, il fut blessé vingt-trois fois, et pour cette raison il ne se servait bien ni de ses pieds ni de son autre main […]. Pris deux fois par Hannibal (il n’avait pas affaire à un ennemi ordinaire), deux fois il s’échappa, ayant eu, tous les jours pendant vingt mois, ou le corps enchaîné ou les pieds entravés.
(Pline, VII)
Il combattit quatre fois avec la seule main gauche, et eut deux chevaux tués sous lui. Il se fit une main droite en fer, et, étant entré en campagne avec cette main attachée au bras, il fit lever le siège de Crémone, protégea Plaisance, et força douze camps dans la Gaule : tous ces détails se lisent dans le discours qu’il prononça lorsque, dans la préture, ses collègues l’écartaient des sacrifices comme mutilé.
L’encyclopédiste rapporte, ici, comment le valeureux Sergius fut, malgré une carrière militaire qui suscitait l’admiration et le respect, écarté de la préture, car il ne pouvait plus procéder aux sacrifices, n’ayant plus de main droite. Bien que cela relève sans doute du prétexte politique, Sergius fut effectivement privé de préture pour avoir été, par la force des choses, gaucher.
Il n’en reste pas moins qu’entre ce glorieux ancêtre du IIIe siècle et le blâmable Catilina au Ier, un autre membre de la gens fit frapper monnaie. Il s’agit de Marcus Sergius Silus, homonyme du héros des Guerres Puniques, questeur en 116-115 avnè (RRC 286/1).
On voit au revers un cavalier romain, brandissant une tête d’ennemi (gaulois ?) et un glaive , de la même main : la gauche ! En effet, sa prothèse de fer, à droite (dextram ferream), ne permettait que de tenir des rênes ou un bouclier. La monnaie ne va pas jusqu’à représenter la prothèse de main : tout le bras droit, à l’arrière-plan, disparaît, même si on devine le bouclier rond fixé à sa dextre de fer (dextram […] ferream). (article de S. Rey)
La dextrarum junctio, au cœur du mariage romain
Cette dextra est au centre d’un rite important du mariage romain : la dextrarum junctio (« l’union des [mains] droites »). Une matrone mariée une seule fois prend les mains droites des personnes à marier et les joint. Il s’agit du rite le plus visuel du mariage, et il n’est pas étonnant de le voir résumer à lui-seul l’union. Aussi est-il figuré sur des monnaies romaines pour représenter des mariages attendus, importants, laissant présager de la poursuite d’une lignée.
C’est par exemple le cas de l’hymen de Commode et de Crispine, représenté sur des médaillons de bronze en 178. L’avers montre les portraits affrontés de Crispine (CRISPINA AVG(usta) et Commode (IMP COMMODVS AVG(ustus) GERM(anicus) SARM(aticus)) à l’avers, et au revers Junon Pronuba (qui préside aux mariages) unissant les mains droites de Commode en toge à gauche et Crispine voilée à droite.
Ainsi, beaucoup des monnaies à l’effigie d’impératrices figurent au revers une scène de dextrarum junctio, car leur position vient de leur mariage. Le message envoyé est celui d’une continuité dynastique en construction.
C’est ainsi le cas sur des monnaies avec Plautilla, mariée à Caracalla en 202 pour assurer un rapprochement avec son puissant père Gaius Fulvius Plautianus, ami de Septime Sévère. L’aureus porte la légende PROPAGO IMPERI(i) : « la lignée impériale ». C’était sans compter sur la disgrâce de Plautianus, qui entraina la répudiation (puis, in fine, l’assassinat) de Plautilla.
Ce type de revers insiste sur l’harmonie du couple impérial, censée rassurer l’Empire. Ainsi, sur des monnaies à l’effigie d’Annia Faustina, arrière-petite-fille de Marc-Aurèle mariée à Elagabal, le revers montre une dextrarum junctio avec la légende CONCORDIA (« l’union des cœurs »).
On peut néanmoins en douter : Elagabal en était là à son troisième mariage, qui ne sera pas plus heureux que les précédents. Pour l’épouser, il avait fait exécuter son premier mari et avait interdit à Annia Faustina d’en porter le deuil. Il l’épousa sans lui laisser le choix. Mais la répudia moins de six mois plus tard pour ré-épouser sa femme précédente, Julia Aquilia Severa, vestale.
Parfois, cependant, on peut penser que le mariage impérial se construit sur un respect, voire une affection, mutuels. Aurélien semble avoir réellement voulu associer son épouse, Severina, au pouvoir. Ses avers ont un côté androgyne assez proches des traits de l’empereur, et un revers avec la dextrarum junctio figure le mariage impérial de façon traditionnelles mais avec la légende CONCORDIA AVGG (Concordia augustorum, la concorde/l’union des cœurs des augustes), avec un pluriel qui met sur un pied d’égalité Aurélien et Séverine. Un rare exemple de mariage impérial d’amour ?
On peut aussi penser à l’affection qui unissait Antonin et Faustine. Des monnaies, après sa mort en 140, célèbrent l’impératrice divinisée. Le revers rappelle leur mariage (entre 110 et 115, plus de 25 ans auparavant) par une dextrarum junctio.
La dextrarum junctio, geste de l’union
Certaines monnaies utilisent le même geste de l’union des droites pour représenter allégoriquement des « mariages » symboliques, comme entre l’empereur et la déesse Roma, sur des monnaies d’adventus d’Hadrien ou entre l’Italie et Rome sur un denier républicain.
Il est amusant de noter que ce revers à la dextrarum junctio, l’union des mains droites, a été choisi par Publius Mucius Scaevola (scaevus = gaucher), descendant de l’illustre Mucius Scaevola qui avait mis sa main droite au feu pour impressionner Porsenna.
Ce geste de la dextrarum junctio est un geste d’engagement, manifestation de la concordia, l’union des cœurs, qui peut ne pas concerner que des mariés. Ce geste a pu être utilisé pour illustrer l’allégorie de la Concorde. Mais pour avoir deux mains droites, il a fallu dédoubler la divinité.
Elle a servi, comme ici sous la Tétrarchie, à manifester la concorde qui règne (ou doit régner) entre quatre empereurs.
Plus souvent, cependant, ce sont les co-empereurs qui procèdent à cette dextrarum junctio. En effet, il était important de manifester publiquement la concorde des dirigeant, de rassurer sur l’union de leurs cœurs. Ce fut ainsi le cas quand Marc-Aurèle et Lucius Verus partagèrent le pouvoir, en bonne entente. Le revers nous montre les deux empereurs en toge se tenant la main droite.
Parfois, la déclaration de cette concorde est plus performative. Quand Pupien et Balbin se partagèrent le pouvoir entre février et mai 238, une série d’antoniniens a proclamé leur CONCORDIA, leur FIDES MVTVA (loyauté réciproque), leur PIETAS MVTVA (pieuse affection réciproque), leur CARITAS MVTVA (tendresse réciproque) et jusqu’à leur AMOR MVTVVS (amour réciproque). Les revers figurent deux mains droites serrées. On veut montrer les sentiments qui unissent les empereurs. Alors que leur mésentente était de notoriété publique et entraîna la brièveté de leur règne. Leur mariage ne fut pas des plus heureux.
La dextrarum junctio ne fit pas que manifester la concorde entre époux ou entre empereurs. Elle signifia aussi le soutien de l’armée (ou d’une partie de celle-ci). Ainsi, Nerva eut-il besoin de se concilier l’armée, et en particulier la garde prétorienne chargée de sa protection rapprochée. L’armée était en effet attachée à Domitien et voulait que ses assassins soient châtiés. On alla même jusqu’à émettre des soupçons quant à l’accession au trône du vieil homme. Nerva arrosa donc l’armée, et la flatta avec des types à la dextrarum junctio à la légende CONCORDIA EXCERCITVM (« la concorde des armées »). Parfois, les mains enserrent une enseigne sur une proue.
Ce geste des mains droites a parfois même pu se retrouver sur les deux faces d’une même monnaie, durant la période de troubles de 68-69. L’une porte l’inscription FIDES EXERCITVM (« la loyauté des armées ») et l’autre FIDES PRAETORIANORVM (« la loyauté des prétoriens »). En cette année des quatre empereurs, la concorde avec l’armée, qui fait et défait les règnes, était fondamentale.
La dextrarum junctio avec un caducée, un symbole de prospérité ?
Un certain nombre de monnaies romaines présente une dextrarum junctio sans faire référence ni à un mariage, ni à une concorde nécessaire entre plusieurs empereurs ou entre le pouvoir et les troupes. Et le plus souvent, les mains droites qui se serrent tiennent en plus un caducée.
Pour Babelon, cette iconographie serait celle du Sénat. Malheureusement, il n’apporte aucune source et personne n’en a depuis trouvé. On la trouve pourtant depuis l’époque républicaine (RRC 450/2), associée à PIETAS à l’avers, une divinité proche de Fides.
Jules César, sur le complexe revers d’un denier (RRC 480/6) de 44 avnè, montre une dextrarum junctio avec un globe et une hache de sacrificateur dans un espace délimité par un faisceau et un caducée.
L’interprétation en est très complexe, mais les faisceaux représentent sans doute la dictature de César et la hache ses fonctions sacerdotales, qui permettent un pouvoir universel (le globe), la concorde (la dextrarum junctio) et la prospérité (le caducée).
Sous l’Empire, ce type de dextrarum junctio s’agrémente le plus souvent d’épis. D’aucuns interprètent cela comme une référence à des distributions frumentaires. On peut aussi simplement y voir une évocation de la prospérité (le commerce avec le caducée et l’agriculture avec les épis) permise par la concorde (des mains jointes). On trouve parfois, même, des fruits de pavot. La présence de la légende FIDES PVBL(ica), « la confiance publique », montre que le geste est toujours celui de la Fides.
On a aussi rapproché la présence des épis et du pavot de l’iconographie de Bonus Eventus (mais de Cérès aussi, mais les deux ont un caractère agricole). Dans tous les cas, il s’agirait d’un appel à la prospérité, à la réussite, à la bonne issue des choses.
Ces thèmes iconographiques ne sont pas propres à la numismatique : la glyptique les utilise aussi. On trouve l’union des mains droites avec le mot grec OMONOIA (=Concordia), avec le caducée et Mercure, ou encore les épis et les fruits de pavot. La signification est, comme en numismatique, un appel à l’harmonie, la prospérité.
Mais on a aussi des évocations de sentiments qu’on n’a pas l’habitude de voir sur des monnaies : un bijou figure à l’avant une dextrarum junctio, et à l’arrière une autre pierre avec une main pinçant le lobe d’une oreille. Ce geste est celui du souvenir. Cette bague est un appel au souvenir et à l’engagement et se comprend comme un présent amoureux.
C’est le sens qu’a pris ce geste, sur des bagues, aux époques modernes et contemporaines. Elles témoignent d’un engagement, dans sa foi, mais aussi parfois dans son amour. On le considère comme des bagues de fiançailles.
De nos jours, les amoureux se donnent toujours la main, mais à y bien réfléchir, c’est la plupart du temps une main droite et une main gauche, et lors du mariage c’est à la main gauche, soit-disant reliée au cœur, qu’on enfile l’alliance. Ce geste de la dextrarum junctio a davantage survécu dans la poignée de mains que l’on se fait pour se saluer, ou pour sceller un accord. La Fides (= confiance, loyauté) des Romains est toujours dans notre main droite.
M.C.
Pour compléter le sujet :
Communication de Maxime Cambreling sur le sujet à la Journée d’étude en langues anciennes de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, le 12 février 2025.
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Origine des images
- Aes grave, quadrans RRC 27/8, Gerhard Hirsch Nachfolger, Auction 386, Lot 1209
- Aes grave, quadrans RRC 14/4, Numismatica Ars Classica, Auction 120, Lot 470
- Sesterce à la libation, Classical Numismatic Group, Triton XVI, Lot 1036
- Sesterce au discours, Nomos, Auction 22, Lot 284
- Denier Seratus, Numismatica Ars Classica, Autumn Sale 2024, Lot 680
- Statère avec une tête janiforme et une scène de serment (RRC 28/1), British Museum
- Denier Silus, Fritz Rudolf Künker, eLive Auction 70, Lot 8171
- Médaillon de Commode, Sincona, Auction 4, Lot 4114
- Aureus de Plautille, Numismatica Ars Classica, Auction 102, Lot 538
- Denier Annia Faustina, Numismatica Ars Classica, Auction 64, Lot 1226
- Antoninien Séverine, Gorny & Mosch Giessener Münzhandlung, Auction 215, Lot 408
- Denier de Faustine, Eid Mar Auctions, Auction 4, Lot 445
- Aureus Hadrien, Numismatica Ars Classica, Auction 92, Lot 557
- Denier serratus Fufius Cordius, Roma Numismatics Limited, Auction 16, Lot 551
- Aureus de Marc-Aurèle, Roma Numismatics Limited, E-Sale 55, Lot 826
- Denier Balbin Concordia, Numismatica Ars Classica, Spring Sale 2021, Lot 1424
- Denier Balbin Fides mvtva, Nomos, Auction 28, Lot 1323
- Denier Balbin, Pietas mvtva, Harlan J. Berk, Buy or Bid Sale 228, Lot 288
- Denier de Pupien, Caritas mvtva, Ira & Larry Goldberg Coins & Collectibles, Auction 106, Lot 1574
- Denier de Pupien, Amor mvtvvs, Leu Numismatik, Web Auction 28, Lot 4048
- Aureus de Nerva, Numismatica Ars Classica, Auction 31, Lot 36
- Aureus de Nerva, mains et proue, Numismatica Ars Classica, Auction 31, Lot 36
- Denier anonyme fides exercitvm / fides praetorianorvm, Auktionshaus H. D. Rauch, Auction 107, Lot 262
- Denier RRC 450/2, Numismatica Ars Classica, Auction 143, Lot 344
- Denier jules césar, Nomos, Auction 18, Lot 279
- Denier Vespasien, Gemini, Auction IX, Lot 279
- Camée, « Deux mains jointes » (Froehner.2053), BNF
- Intaille, « Buste de Mercure » (inv.58.1596), BNF
- Intaille, « Emblème de Bonus-Eventus » (inv.58.1744), BNF
salut excellent article. Il y a aussi l’expression passer l’arme à gauche se qui voulait dire qu’on ne pouvait plus attaquer ou défendre à l’époque médiéval. mas je pense que ça doit venir d’une origine plus lointaine
bonne journée
Toujours aussi passionnant.
Je me régale à chaque fois !
Merci 🤩