Temps de lecture : 15 mn
PRATIQUER > LA MONNAIE PAR LES THÈMES
La France a Marianne, les USA l’Oncle Sam, Toulouse Dame Tholose… Mais bien avant, Rome avait Roma. Déesse, allégorie, déesse allégorique?
Retour sur une figure féminine qui traverse 700 ans de monnaies romaines : l’image la plus féconde et la plus pérenne de la numismatique antique.
SOMMAIRE
- Roma sous la République : allégorie, déesse ou fondatrice ?
- Roma au Haut-Empire : l’image d’un impérialisme ?
- Durant l’Antiquité tardive : Rome n’est plus dans Rome
Roma sous la République : allégorie, déesse ou fondatrice?
Au tout début du monnayage romain : une iconographie balbutiante
Les premières monnaies romaines, à la fin du IVè et au début du IIIè siècle avant notre ère, portent l’éthnique ΡΩΜΑΙΩΝ, ROMANO ou ROMANOM. Mais avec Apollon, Mercure ou l’aigle. Roma n’est-elle encore qu’une ville ?
On trouve quelques têtes féminines, cependant, identifiées souvent comme Minerve. Est-ce en raison de son casque corinthien ? On verra que Roma peut aussi avoir porté ce type de couvre-chef.
La première attestation qui fasse consensus sur une monnaie de la déesse Roma, en l’occurrence sur des aes grave, remonte à 275-270 (RRC 19/2).
On y voit des têtes féminines coiffées d’un casque phrygien (avec le sommet arrondi orienté vers l’avant, une crête crantée sur l’arrière du crâne et un protège-nuque prononcé et arrondi).
Les RRC 21/1 (269-266 avnè) et 27/5 (230-226) présentent même une tête de Rome sur chacune de ses faces (une à droite, une à gauche, jouant avec le volume pour montrer les deux profils d’une même déesse).
Cette même iconographie d’une déesse au casque phrygien identifiée à Roma se trouve en didrachme (RRC 22/1), dupondius (RRC 24/2), as (RRC 24/3), tressis (RRC 24/1), decussis (41/1) …
On voit cependant que Roma se reconnaît à un casque : Rome s’est vue, de tout temps, comme une puissance au destin militaire.
« Toi, Romain, souviens-toi de gouverner les nations sous ta loi, ce seront tes arts à toi, et d’imposer des règles à la paix : ménager les vaincus et faire la guerre aux superbes » faisait dire Virgile à Anchise.
Le système du denier : l’argent et l’once
À la fin du IIIe siècle, la réforme menant à la création du système du denier va mettre un peu d’ordre et organiser cette iconographie. En bronze, Roma est maintenant cantonnée à l’avers des onces (plus petite unité de compte) et son casque est désormais décrit comme « attique », avec un cimier et un bandeau frontal et souvent une ligne de pointes qui dentèle l’arrière de sa tête. Il semblerait que le casque attique soit le plus répandu dans le monde italique et grec de Grande-Grèce à cette époque.
On l’installe aussi à l’avers des monnaies d’argent (denier, quinaire et sesterce mais ici le casque s’orne en plus d’ailes (détail qui orne parfois réellement les casques attiques), avec les Dioscures au revers.
On trouve néanmoins encore quelques casques phrygiens (mais toujours ailés).
Ces représentations les plus anciennes de Roma semblent précéder son culte, qui n’est attesté qu’à partir du IIe siècle avant notre ère. Le premier temple dédié à Roma fut édifié à Smyrne sous le consulat de Marcus Porcius (-118), si on en croit Tacite. Les temples dédiés à Roma semblent même, sous la République, uniquement bâtis en Asie mineure, en Istrie et en Crète. Jamais à Rome même.
Peu de temps après ce premier temple à Smyrne, en -115 / -114, un denier présente Rome sur les deux faces de la monnaie : à l’avers, la traditionnelle tête de Rome à droite, mais avec un casque corinthien et dans un style très raffiné, et au revers, assise sur une pile de boucliers, appuyée sur une lance, avec devant elle la Louve allaitant les Jumeaux et dans les champs deux oiseaux volant. Cette Rome assise semble très pensive.
Ce type est spectaculaire et tranche avec le style des monnaies de République. En outre, très bien composé, il y aurait largement eu la place d’indiquer le nom d’un monétaire alors que ce denier de façon inhabituelle anonyme. Cette émission, et cette iconographie, doivent avoir une signification. Est-ce en lien avec la création du temple de Smyrne ?
On trouve aussi Roma au revers de quelques deniers du Ier siècle avnè. Elle y est assise sur une pile de boucliers comme sur le denier anonyme de 115-114 et sur de rares monnaies d’or (RRC 381/1)
Roma / Rhoma ?
On peut s’interroger au sujet de cette figure sur les monnaies romaines de la République : n’est-elle qu’une allégorie de la Ville de Rome ? Cela étonne quand on voit que les autres bronzes ou les revers des deniers portent l’effigie de divinités réellement vénérées. Et pourquoi les premières attestations ont-elles un casque phrygien qui disparaît rapidement ? Le type de casque est-il indifférent ? On trouve aussi des casques avec deux porte-plumes sur les côtés, comme on en trouvera plus tard (RRC 380/1)
On a aussi pu rapprocher cette Roma de certains récits de fondation (Plutarque, Denys…) qui ne font pas remonter le nom de la ville à Romulus, mais à Roma/Rhoma ou Romé/Rhomè.
Cette Rhoma était une Troyenne qui, avec d’autres survivants de la prise de sa ville, errait en Méditerranée à la recherche d’un endroit où s’installer. Un jour qu’ils faisaient escale sur le site de Rome, épuisée et lassée de ce périple sans fin, elle mit le feu aux bateaux pour forcer tout le monde à s’installer ici. Le site s’avérant formidable, pour la remercier, on donna son nom à la ville.
Serait-ce cette Rhoma qui est figurée ? Cela est peu probable, car les récits à son sujet viennent d’auteurs grecs postérieurs (ou romains très tardifs) et on comprendrait mal pourquoi elle porterait un casque. Même si la Phrygie des premiers casques est proche de Troie et de cet Orient qui, le premier, lui bâtit des temples.
Roma au Haut-Empire : l’image d’un impérialisme ?
Rome est une idée
Avec l’Empire, Roma disparaît des avers, logiquement remplacée par la figure impériale.
D’abord, sous Auguste et les premiers julio-claudiens, c’est en Asie mineure, et en particulier en Mysie, que l’on trouve Roma, la déesse (ΘΕΑΝ ΡΩΜΗΝ, « Théan Romèn », « déesse Rome » à l’accusatif), sur des petits bronzes qualifiés d’assarions (RPC 2374).
Ici, la tête de Rome est tourelée, comme il convient à une tyché ou une ville. Et son caractère divin, et non allégorique, est affirmé.
Roma est ainsi présente sur des intailles et des camées, comme la très célèbre Gemma Augustea, où Auguste est assis aux côtés d’une femme casquée et armée (lance bouclier et glaive). On croise également, sous Claude, des cistophores de Pergame représentant Auguste couronné par une figure féminine à la corne d’abondance dans le temple de Rome et Auguste (RIC.120).
Mais c’est avec Néron que Roma fait une entrée fracassante sur les monnaies impériales. On en trouve, dans les trois métaux des représentations nombreuses.
D’abord entre 61 et 64, des monnaies présentent au revers une figure féminine casquée debout, le pied gauche sur un casque, à côté d’une dague et un arc, écrivant sur un bouclier appuyé sur son genou gauche. Cette figure a été identifiée comme Roma, bien que l’iconographie soit très proche de celle de Virtus également, avec son sein droit découvert.
Ensuite, de 64 à 68, l’iconographie évolue et revient vers une figure féminine casquée assise sur un tas d’armes, mais avec une victoire dans la main droite et un parazonium dans la gauche.
Ici, Rome est assise. Elle est stable, assise, installée. L’Empire romain est désormais institué.
Durant la guerre civile de 68-69, Rome devient un personnage central : elle montre que Rome est bien plus que l’empereur. Rome est une idée.
Des épiclèses apparaissent : Roma renascens (Rome renaissante), Roma victrix (Rome victorieuse), Roma restituta (Rome rendue)…
Cette iconographie des guerres civiles s’achève en apothéose avec Vespasien, chez qui l’empereur relève la Liberté devant Rome.
Un célèbre aureus de Titus reprend le revers du denier anonyme de -115 / -114, avec une Rome assise appuyée sur une lance, pensive devant la Louve et entourée de deux oiseaux (RIC 954). Ce même type fait partie des quelques monnaies républicaines restituées par Trajan au début du IIe siècle (RIC 771).
Cette mémoire numismatique, chère à D. Grau, qui traverse plus de 200 ans prouve que ce fascinant denier républicain devait être riche d’un sens qui nous échappe grandement.
le temple de Vénus et Rome
Entre 121 et 135, Hadrien fit édifier le temple de Venus et Rome (l’ancêtre de la gens Julia et la Ville sont ainsi explicitement liées), entre le Forum et le Colisée, premier bâtiment consacré à la déesse Roma à Rome.
Si on trouve encore quelques images allégoriques (comme Roma debout joignant les mains du Sénat et de l’Empereur, on voit se fixer une iconographie qui est celle de la statue du temple : hiératique, assise (souvent à gauche), appuyée sur une lance de la main gauche et tenant un rameau ou un globe nicéphore de la main droite, et un grand bouclier contre le siège.
Ce type est très largement répandu sous les Antonins, parfois augmenté de l’épiclèse aeterna qui reste très utilisée sous les Sévère.
C’est avec Geta que Roma est pour la première fois représentée en son temple (RIC 19).
Pour des raisons de lisibilité, la façade est hexastyle sur les monnaies quand elle était décastyle en réalité.
Ce temple eut les honneurs de certaines monnaies de Philippe à l’occasion des jeux du millénaire de Rome : il représente la déesse, la Ville, l’Empire, l’impérialisme triomphant.
Aussi n’est-il pas étonnant de trouver en abondance dans les monnayages provinciaux des images de Roma (souvent inscrite PωMH, Rômè, en contexte grec).
Souvent associée à la Tyché locale, Roma est ainsi présentée comme une divinité poliade (divinité qui protège une cité) de chaque cité qui appartient au monde romain.
C’est pour s’accrocher à cette idée d’un destin sur-humain que de nombreux aurei des « empereurs-soldats » du IIIe siècle figurent Roma avec la légende Roma aeterna. Avec ce type performatif, ils espèrent ainsi s’inscrire dans le temps long et la lignée du Haut-Empire.
Même les empereurs romains des Gaules, ainsi que Carausius ou Magnence et Décence se revendiquent de Roma (et même de son temple), sans jamais avoir régné à Rome.
Et Victorin figura ainsi, d’une façon qu’on n’avait pas vue depuis longtemps, la déesse en buste (RIC 27).
Londres gardera ce souvenir en frappant quelques monnaies de Constantin avec une Roma étrange qui semble avoir ramassé le bouclier : c’est que la Bretagne est bien loin de Rome et les graveurs n’ont sans doute jamais vu le temple romain.
Durant l’Antiquité tardive : Rome n’est plus dans Rome
S’accrocher à la Ville
Les dernières représentation de Rome témoignent d’un monde ancien qui disparaît : les centres du pouvoir ne sont plus dans la Ville dont de plus en plus d’empereurs n’ont jamais foulé le sol, et bientôt Constantinople sera la Nouvelle Rome.
Maxence, ainsi, se présente comme le défenseur de « sa Ville ».
Il montre sur ses monnaies Roma dans le temple qu’il a fait restaurer après son incendie en 283 : casquée, drapée, assise, tenant le globe du pouvoir universel.
Mais Maxence n’est qu’un intermède local.
Par la suite, Roma réapparaît à l’occasion de son coup de grâce : la fondation de Constantinople. Les petits bronzes commémoratifs qui célèbrent le fondation de CONSTANTINOPOLIS ont pour pendant VRBS ROMA.
Roma, ici, retrouve les faveurs d’un avers. Mais elle n’est plus que urbs, c’est-à-dire « ville », car Rome est désormais une idée, et le monde romain survivra à Rome depuis Constantinople. Sur ces petits bronzes, c’est Constantinopolis qui porte désormais la couronne et le sceptre.
D’ailleurs, Roma et la Ville sont progressivement remplacées par le Peuple Romain (populus romanus) et son génie, afin de pouvoir être Romain sans être à Rome. C’est ainsi que l’empire d’Orient put être romain depuis Constantinople.
La fin d’un rêve ?
Roma eut encore les honneurs de revers, avec des légendes comme GLORIA ROMANORVM ou ROMAE AETERNAE.
Mais Rome est devenue abstraite et ces types sont surtout frappés à Rome et Occident : on s’y accroche à une gloire passée et on en frappe même des médailles commémoratives, comme si elle était déjà morte.
L’Orient est au cœur du présent et Constantinople est mise à égalité avec Roma. On trouve ce type sur l’or et des multiples jusqu’au Ve siècle.
Néanmoins, sous les valentiniens et les théodosiens, on rencontre de nombreux bronzes et siliques du type VRBS ROMA, même dans des ateliers orientaux.
Rome reste symbolique, mais ne peut être qu’une ville dans ce monde chrétien.
Sous Arcadius, Rome frappe même avec la légende VRBS ROMA FELIX mais juste avant le sac de 410, on se demande si la ville était si heureuse que ça.
De curieux objets d’argent, anonymes, présentent une dernière fois Roma à l’avers (avec un X dans une couronne au revers). Ils furent frappés à Trèves si on en croit l’exergue. On les date généralement de 364-395.
Les empereurs à Rome au Ve siècle ne sont souvent que de simples marionnettes. Ils s’appuient sur le prestige romain et frappent encore avec la figure de Roma. Elle devient même INVICTA ROMA AETERNA.
Un vœu pieux. Priscus Attale, Jovin, Jean, Libius Severus, Anthemius et d’autres mettent l’iconographie au goût du jour : la figure trônant se tourne et se fait frontale.
La statue de Roma assise, dans son temple, et surtout ses échos numismatiques marquera tant les esprits qu’en 1593 une statue incomplète de déesse assise en porphyre fut complétée avec une tête casquée et des bras tenant un globe et s’appuyant sur une lance, pour une faire une Roma alors que la présence d’une égide indique une Minerve. En outre, les attributs des mains droite et gauche ont été inversés.
Rome est tombée. Plusieurs fois. Mais il reste l’idée de la Ville éternelle. L’empire romain d’Orient, le saint Empire romain germanique… montreront qu’on ne tue pas une allégorie.
M.C.
Vous aimez nos articles?
Origine des images
- RRC 19/2, ANS, N° 1944.100.761
- RRC 21/1, Numismatica Ars Classica, Auction 64, Lot 879
- Bronze decussis, RRC 41/1, British Museum, n° 1877,0604.4
- Once, RRC 41/10, collection de l’auteur
- Denier de la république, Tauler & Fau Subastas, Auction 77, Lot 51
- Denier, RRC 287/1, Leu Numismatik, Web Auction 24, Lot 213
- Denier serratus, Numismatica Ars Classica, Auction 78, Lot 1968
- Néron, Aureus, Calicó 433, Classical Numismatic Group, Triton Xxiv, Lot 1048
- Sesterce de Néron (revers), Rome assise, Münzkabinett Berlin
- Denier anonyme, BNF, IMP-6909
- Vespasien, sesterce, LIBERTAS RESTITVTA Numismatica Ars Classica, Spring Sale 2020, Lot 934
- Vespasien, Aureus, Ric.954, British Museum : 1864,1128.257
- Trajan, denier de restitution, Ric.771, Bibliothèque nationale de France IMP-3028
- Hadrien, Aureus, Ric.935, British Museum : 1933,0414.2
- Hadrien, Aureus Rome assise, Ric.2229, British Museum : R1874,0715.38
- Julia Domna, Aureus (Alexandrie), Ric.613, British Museum
- Geta, Denier, Nomos, Auction 2, Lot 201
- Roa et Tyché, RPC online, https://rpc.ashmus.ox.ac.uk/coins/4/7655
- Carus, Aureus, British Museum : R.115
- Victorin, Aureus, British Museum: 1867,0101.837
- Follis pour Constantin César, frappé à Rome par Maxence (Ric 196), Bnumis
- Constantin, nummus, Münzsammlung des Seminars für Alte Geschichte der Albert-Ludwigs-Universität
- VRBS – ROMA, médaille, Münzkabinett Wien, ID84476
- Constans II, Aureus, revers, Münzkabinett Berlin, 18256141
- Silique de Valens, URBS ROMA, Tauler & Fau Subastas, Auction 65, Lot 1562
- Arcadius, British Museum: 1904,0604.585
- Monnaie en argent avec Roma à l’avers, Münzkabinett Berlin
- Priscus Attalus, Solidus (revers), Roma Numismatics Limited, Auction 29, Lot 511
Merci,
même si ce n’est pas mon domaine, on apprend plein de choses et on voit de belles monnaies 🙂
Bravo, comme d’habitude.
Amitiés
Christian.
Merci Thierry, merci Christian.
Excellent recherche très bien documentée. Les monnaies présentant la « Rome Éternelle » frappées par les empereurs gaulois viennent corroborer le point de vue de l’illustre Camille Jullian dans son Histoire de la Gaule: « Postume, reconnu par l’Occident, se contente d’y régner. Et ceux qui lui succéderont, jusqu’au dernier, se refuseront également à toute ambition universelle, comme si la proclamation de 258 avait eu pour objet de fonder un Empire romain des Gaules. »