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Si les monnaies julio-claudiennes sont reconnaissables à leur style sobre, classique, polyclétéen, presque froid, l’époque néronienne montre un virage artistique et formel, qui, s’il n’est pas politique, fait écho aux goûts et à la conception du pouvoir de Néron qui règne de 54 à 68 après J.-C. Toutes les époques ont leur style propre. Voyons ici celui d’un des empereurs les plus controversés de son époque.
SOMMAIRE
- Sous Claude, un art classique julio-claudien
- Des innovations stylistiques
- Un style grec maniériste
- Prince julio-claudien ou monarque hellénistique ?
- Néron, un nouvel Apollon
- L’évolution du portrait de Néron : du classicisme au baroque
- Pour conclure
- Bibliographie
- Origine des images
Sous Claude, un art classique julio-claudien
Après le décès de Messaline en 48, Claude épouse sa nièce Agrippe la Jeune, déjà deux fois veuve et mère d’un petit Cnaeus Domitius Ahenobarbus âgé d’une douzaine d’années. Les intrigues de cette dernière permettent l’adoption de son fils par Claude en 50.
Adopté, le petit Cnaeus Domitius Ahenobarbus devient Nero Claudius Caesar Drusus et épouse Octavie, fille de Claude, en 53.
Aussi, sous Claude, des monnaies sont-elles déjà émises à l’effigie du jeune Néron, âgé d’entre 13 et 17 ans.
On y retrouve le style des portraits claudiens, empreints d’un vérisme un peu cruel qui montre un adolescent aux oreilles décollées et au début de double menton.
Les revers sont aussi, dans un certain style julio-claudien, épurés, équilibrés, comme par exemple sur l’aureus illustré au dessus avec les instruments sacerdotaux répartis de façon symétrique.
Sur ce cistophore (sans ciste), le bouclier honorifique inscrit avec le titre de princeps iuventutis est entouré d’une couronne de laurier, dans lesquels se dégage une harmonie de lignes courbes que l’on retrouve dans les autres types au bouclier honorifique de la dynastie.
Des innovations stylistiques
À la mort de Claude en 54, Néron lui succède et Britannicus, fils de Claude, est rapidement éliminé.
Dans lignée de ce qu’avait pu faire Tibère, des monnaies célèbrent l’apothéose du prédécesseur et père adoptif dans un quadrige, parfois d’éléphants mais ici accompagné d’Auguste.
Cependant, l’avers est bien différent de ce qu’on avait l’habitude de voir : il présente deux portraits, celui de Néron et d’Agrippine sa mère.
Certes, les portraits emboîtés ne sont pas nouveaux en numismatique romaine : la République ou les monnaies provinciales d’Auguste en avaient donné quelques exemples.
Mais ici, sur le monnayage impérial, Agrippine seule l’avait osé, sur un cistophore d’argent de Claude. On mesure bien ici toute l’ambition de la mère de Néron.
Cependant, quand les portraits sont emboîtés, c’est toujours l’empereur qui est mis en avant, et Livie sur les bronzes provinciaux, comme Agrippine sous Claude, doivent se contenter de l’arrière-plan. Agrippine, au début du règne de son fils, propose une nouvelle disposition qui montre l’Augusta à égalité avec l’Auguste : les portraits sont désormais affrontés.
Après la mort d’Agrippine en 59, Néron poursuit les innovations numismatiques. Les scènes se font de plus en plus ambitieuses, complexes, inscrites dans des décors.
Certes, Caligula (Gaius pour les anglophones) avait déjà, sur des grands bronzes, proposé des scènes d’adlocutio, mais Néron les rend plus réelles : la structure, les vêtements, les accessoires, les attitudes sont saisis dans une grande spontanéité sophistiquée.
Néron le premier fait figurer des scènes de congiaire où est mise en scène la générosité impériale. Les iconographies sont toujours subtiles et riches.
Sur le RIC 159, devant un portique et une statue de Minerve, Néron préside une distribution assis sur un siège curule depuis une estrade accompagné du préfet de l’annone, pendant qu’au premier plan un fonctionnaire brandit un abaque plein de pièces qu’il s’apprête à verser dans le pan de toge tendu par un citoyen.
Sur le RIC 154, devant Minerve et Liberalitas (des statues ?, les déesses elles-mêmes ?), Néron préside à une distribution depuis un siège curule sur une estrade.
Sur le bord de cette estrade, un fonctionnaire assis écrit sur un registre alors qu’un citoyen en toge accompagné d’un enfant se présent en bas d’un escalier qui mène vers la plate-forme.
De la même façon, si des représentations architecturales existaient déjà, elles étaient pour le moins un peu raides, répétitives, et se concentraient sur des temples et des arcs de triomphe. Néron apporte du sang neuf et un vent d’air frais.
Il propose ainsi la façade d’un bâtiment énigmatique mais d’une grande qualité architecturale.
On y accède par une volée de marches. Au centre, deux niveaux de colonnes semblent animer un corps circulaire coiffé d’une toiture en poivrière. Le niveau supérieur a des garde-corps entre les colonnes. De cette partie centrale semblent rayonner deux ailes de hauteur inégale mais toutes deux de deux niveaux de colonnes.
La légende est MAC AVG.
D’aucuns y ont lu MAC[hina] AVG[usti] (la machine de l’empereur) et ont voulu y voir la salle-à-manger tournante de la Domus Aurea. Mais le consensus numismatique rejette aujourd’hui cette hypothèse, car il serait surprenant de faire figurer un élément de l’espace privé de l’empereur, que bien peu pouvaient avoir vu, sur des monnaies largement diffusées dans le peuple.
On y reconnaît désormais le MAC[ellum] AVG[usti], le marché impérial, situé sur le Caelius. C’est la première fois dans le monnayage impérial qu’apparaît un édifice civil, et d’un grand raffinement architectural qui plus est.
D’autres réalisations civiles, encore plus spectaculaires, ont l’honneur des bronzes de Néron: le port de Claude, à Ostie.
Y figurent des digues, des bâtiments, des navires, une statue de Neptune et le dieu Tibre.
La représentation est très audacieuse : le bassin du port est vu du ciel, dans une perspective prononcée pour les bateaux ou le Tibre et Neptune, mais les digues encerclent le champ de la monnaie comme une couronne.
Un style grec maniériste
Si Auguste avait fait du style grec classique polyclétéen un style romain par sa sobriété, sa rigueur, sa froideur, Néron va puiser chez d’autres modèles grecs, plus éloignés de la pensée romaine.
Les modèles sont plus maniéristes, tirés du « style riche » ou du « second classicisme » grecs. Les poses sont plus sinueuses, alanguies.
Sur les bronzes du type SECVRITAS AVGVSTI, on est frappé par la richesse du décor (arcades, autel, guirlande, glaive…) et le relâchement nonchalant de la pose, tout à fait dans la lignée du second classicisme grec, comme la Nikè rattachant sa sandale (fin du Vè avnè).
Sur les bronzes du type ANNONA AVGVSTI CERES, on retrouve cet intérêt pour le creusement de la profondeur, avec le navire, pour le décor, avec l’autel orné de guirlandes supportant un modius.
Les figures de Cérès et de l’Annone, avec leur riche drapé et leurs poses plutôt souples apportent de la grâce au style julio-claudien habituel.
Les bronzes aux victoires, avec couronne de laurier ou bouclier, font aussi grandement penser à des œuvres grecques comme la Nikè de Paionios de Mendè (fin du Vè avnè). Comme sur la sculpture, les monnaies de Néron montrent une Victoire atterrissant avec grâce et douceur, faisant flotter le bas du peplos et produisant des jeux de draperie virtuoses et maniéristes.
Prince julio-claudien ou monarque hellénistique ?
S’il fut sous Claude princeps iuventutis (prince de la jeunesse), on peine à trouver sur les monnaies de Néron des références au principat.
Auguste se présentait comme le premier des citoyens et restaurateur de la République (on sait que ce n’était qu’en façade) ; Néron n’a pas tant de scrupules.
Sur des bronzes, Néron fait figurer le GENIO AVGVSTI.
Le Génie de l’Auguste sacrifie sur un autel allumé avec une patère et en tenant une corne d’abondance.
Si cette iconographie sera promise à un grand succès sous la Tétrarchie, c’est en effet sous Néron qu’elle apparaît. On se dirige ici vers une personnalisation du régime : le génie de l’empereur est célébré à l’échelle de l’Empire, et tout le monde romain célébrait cette divinité propre à l’empereur.
Plus personnel encore, les aurei du type AVGVSTVS GERMANICVS offrent un revers où l’empereur est rapproché du divin.
On y voit l’empereur en toge, tenant une victoriola et un rameau, et sa tête est radiée.
De son vivant, il est ainsi doté d’un attribut divin. Il est le soleil. Il est Apollon. Malgré la toge, on est terriblement loin du citoyen. Si Auguste se présentait comme apollinien et figurait souvent le dieu sur ses monnaies, il n’y avait aucune ambiguïté : le Prince n’était pas Apollon.
Ces monnaies montrent un nouveau statut pour l’empereur : il est au-dessus de l’humain, et quasi divin, à l’instar d’un monarque hellénistique, comme les Lagides ou les Séleucides. De toute façon, ses pouvoirs sont équivalents. Mais si dans le monde grec c’est tout-à-fait commun et admis, le monde romain n’était pas prêt pour cet affichage : Néron sera éliminé et la guerre civile et les Flaviens proclameront le retour de la République et d’un ordre plus romain. Quelques décennies plus tard, ça ne posera plus problème.
Néron est-il arrivé trop tôt ?
Néron, un nouvel Apollon
Cette association, voire cette assimilation, de Néron et d’Apollon, a eu de nombreux échos. Les historiens comme Suétone rapportent les récitals de poésie que l’empereur inflige à son entourage, s’accompagnant à la lyre ou la cithare. Les derniers mots qu’on lui prête : « Qualis artifex pereo ! » montrent comme Néron lui-même se considère comme poète et musicien, en nouvel Apollon.
Aussi n’est-il pas surprenant qu’on trouve Apollon sur des monnaies néroniennes entre 62 et 68.
Mais est-ce seulement Apollon ?
On a une figure masculine aux cheveux longs attachés comme Apollon, dans une longue tunique allant à droite, sur la pointe des pieds, tenant la cithare du bras gauche et pinçant les cordes de la main droite, la tête rejetée en arrière dans une pose très inspirée.
Le style est toujours très fin, les drapés virtuoses et la figure ne semble pas divine (aucun rayon, aucun attribut surnaturel) mais particulièrement humaine. De nombreux commentateurs y ont vu l’empereur lui-même en Apollon.
De la même façon, un certain nombre d’intailles pourrait représenter Néron en Apollon, comme sur nos monnaies : sur la bague avec portrait de Néron en chalcédoine, on reconnaît le double menton de Néron avec une coiffure d’Apollon
Sur cette magnifique améthyste de la BNF, on voit un Apollon citharède nu de face.
Son visage, qui semble individualisé et loin de la beauté éthérée habituelle du dieu, a incité à y voir Néron.
Aucune de ces identifications n’est sûre à 100%. Néanmoins, on sent qu’il existe une ambiguïté voulue entre la figure impériale et celle d’Apollon.
Le style de l’Apollon des monnaies de Néron se rapproche d’un baroque tel que l’ont connu les royaumes hellénistiques : le corps en tension, la tête rejetée en arrière, dans une violente exubérance, comme sur le cratère Borghèse ou le satyre de Mazzara del Vallo.
L’évolution du portrait de Néron : du classicisme au baroque
Si les portraits de Néron adolescent sur les monnaies de Claude, on l’a vu, sont dans la lignée classique des Julio-claudiens, dès le début de son règne personnel, le style change. Et contrairement à ses prédécesseurs, le portrait de Néron va beaucoup changer.
Sur le RIC8, l’avers montre un jeune homme de 19 ans aux traits julio-claudiens, proches de son grand-père Drusus ou de son arrière-grand-père Germanicus, avec un petit front décidé, une bouche déterminée, un regard calme.
Sur le RIC24, Néron a 23 ou 24 ans et on peut se demander pourquoi ses traits et son cou s’épaississent. Est-ce réellement l’évolution des traits de l’empereur ? Aurait-il grossi au pouvoir ? D’aucuns ont avancé des dysfonctionnements de la thyroïde. Faut-il prendre les portraits monétaire au pied de la lettre ?
Ces évolutions se voient poursuivies sur le RIC42, quand l’empereur a 26 ans. Le menton s’accentue, le front s’avance.
Sur le RIC 59, il a 28 ou 29 ans et ses traits se sont encore épaissis, son double menton est carrément devenu un goitre et son nez touche presque son menton.
On remarque aussi sur le RIC59 que Néron arbore un petit collier de barbe. Il est discret mais ce n’est pas anodin. Pour les Romains, le port de la barbe est très dévalorisé. On ne la porte que négligée, en signe d’affliction, lors d’un deuil. Elle doit faire « sale ». Ceux qui portent une barbe sont traités de « grecs ». Une insulte sérieuse ! Seul le jeune Octave avait porté une petite barbe de deuil à la mort de César. Depuis près de 100 ans, sur les monnaies, les mentons des princes sont glabres !
Faut-il voir chez Néron un affichage de son goût pour la Grèce ? Ou une référence à son ascendance paternelle des Ahenobarbi (« à la barbe d’airain [= rousse] ») ?
***
On trouve aussi des attributs divins sur des monnaies de Néron. Certains sesterces montrent l’empereur avec l’égide de Zeus/Jupiter. Certains portraits de l’empereur sont dotés d’une couronne radiée alors que le revers porte la marque de valeur I indiquant un as : les rayons ne sont pas la marque d’un dupondius mais un attribut solaire pour l’empereur.
La coiffure de l’empereur, en couronne, évoque aussi celle de souverains hellénistiques comme Lysimaque ou Séleucos VIII.
La coiffure hellénisante et animée, les attributs divins, la barbe, la puissance des volumes, les contrastes d’ombre et de lumière entre des yeux enfoncés et des surfaces lisses… donnent aux portraits de Néron un air baroque hellénistique, et il n’est pas incongru de le comparer à des portraits ptolémaïques.
Pour conclure
Le règne de Néron marque la fin de la dynastie julio-claudienne. Mais cette rupture aurait pu se deviner en observant ses monnaies : le style, les thèmes, les références, les iconographies montraient déjà une évolution voire une rupture.
Les historiens romains et modernes ont longtemps dressé un portrait très négatif de Néron et de son règne, que les spécialistes contemporains nuancent ou contredisent très largement. La numismatique néronienne les appuie, avec des réformes monétaires réussies et un épanouissement artistique et stylistique qui montrent un certain âge d’or.
Cependant, l’année des 4 empereurs montre le décalage fatal qui existait entre la maison impériale et la population.
Sous les Antonins, les références grecques et l’affirmation d’un pouvoir personnel sembleront tout à fait normales. Néron a-t-il laissé un sombre souvenir pour avoir été trop en avance sur son temps ?
Le Principat n’était pas encore prêt à devenir un Empire.
M.C.
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Orientations bibliographiques
- SUTHERLAND C.H.V., Coinage in Roman Imperial Policy, 31 BC – AD 68, 1951
- GIARD J.-B., Catalogue des monnaies de l’Empire romain II de Tibère à Néron, 1988
- GRAU D., Néron, héritier d’Auguste : perspectives numismatiques, Revue Numismatique, 2009
- BADIN A., « Les portraits de Néron », in Les Monnaies de l’Antiquité, revue numismatique, 2011
- GRAU D., La Mémoire numismatique de l’Empire romain, 2022
- HOLTZMANN B., PASQUIER A., Histoire de l’art antique : l’art grec (manuel de l’école du Louvre), 2011
Origine des images :
- Aureus de Néron jeune frappé en 50-54, British muséum, BNK,R.9
- Cistophore de Néron au bouclier, Musée de Berlin N° 18213948
- Aureus avec quadrige tiré par des éléphants, Bnf, les Essentiels
- Cistophore de Claude et Agrippine frappé à Ephèse, Münzkabinett Wien
- Aureus avec les portraits affrontés du jeune Néron et de sa mère Agrippine, British Museum, n° 1864,1128.252
- Sesterce de Néron, Münzkabinett Berlin
- Sesterce de Néron, Ric 159, Münzkabinett Wien
- Sesterce de Néron, Ric 154, Münzkabinett Berlin
- Sesterce de Néron au revers MAC AVG, Münzkabinett Wintertur
- Seterce de Néron avec au revers le port d’Ostie, Münzkabinett Wien
- Dupondius de Néron au revers Secvritas Avgvsti, Münzkabinett Berlin
- Sesterce de Néron, ANNONA AVGVSTI CERES, Museum of Fine Arts, Boston
- Néron, Bronze à la victoire, Münzkabinett Berlin
- Néron, As au revers Genio Avgvsti, Münzkabinett Berlin
- Aureus de Néron, British Museum: 1864,1128.249
- As de Néron en Apollon (?), ANS
- Buste de Ptolémée Ier Sôter, roi d’Égypte de 305 à 282 av. J.-C, Musée du Louve
- Tête de Néron en bronze, fragment d’une statue équestre. Découverte à Cilicie (Turquie actuelle), vers 70 apr. JC. Musée du Louvre, acquis en 1901, n°BR 22
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Bonjour
Les monnaies de Néron sont d’un style magnifique mais leur prix sont en rapport avec leur beauté.
Cela est bien dommage pour les petits collectionneurs qui ne peuvent que les voir sur catalogue.
Merci pour vos articles très bien documentés.
Cordialement J.Claude